Martine Aubry mise en examen dans le dossier de l'amiante
La maire PS de Lille était convoquée à Paris chez la juge d'instruction Marie-Odile Bertella-Geffroy.
SANTE – Martine Aubry l'a annoncé elle-même. Elle a été mise en examen pour "homicides et blessures involontaires" dans une des enquêtes sur le drame de l'amiante, mardi 6 novembre, dans le cadre de ses "fonctions de directrice des relations du travail il y a 25 ans entre 1984 et 1987".
Au total, elle a passé sept heures et demi dans le bureau de la juge d'instruction Marie-Odile Bertella-Geffroy, au pôle santé publique du tribunal de grande instance de Paris. La magistrate devait notamment l'interroger sur les raisons de la lenteur de l'administration à interdire cette substance jugée responsable de 3 000 décès par cancers chaque année en France.
Dès 1945, l'asbestose est reconnue en France comme une maladie professionnelle consécutive à l'exposition à l'amiante, mais il a fallu attendre 1997 pour que l'utilisation de ce minéral fibreux soit interdite. Depuis quinze ans, les tribunaux sont appelés à trancher sur la responsabilité de cette catastrophe sanitaire. Francetv info s'est penché sur cette affaire.
1977-1997 : vingt ans pour interdire l'amiante
En 1977, un premier décret fixe les limites d'exposition à l'amiante pour les salariés français. Pour une exposition de huit heures, la journée moyenne d'un ouvrier, la limite maximum est établie à 2 fibres/ml. Dans le même temps, le Royaume-Uni opte pour une limite fixée à un taux dix fois inférieur.
Cinq ans plus tard, une directive européenne annonce qu'en l'absence de protection, la limite d'exposition à l'amiante ne doit pas excéder 0,25 fibre par centimètre cube sur ce même laps de temps. A l’époque, la maire de Lille est à la tête de la Direction des relations du travail (DRT) : la magistrate voudrait savoir pourquoi ce texte de 1983 n’a été appliqué en France qu’en 1987.
Déjà interrogée sur ce point en 2010, Martine Aubry a déclaré avoir été, à l'époque, convaincue que la législation déjà en place suffisait à protéger les salariés. "Ce n'est qu'en 1994 et 1997 [...] qu'il est apparu non pas la certitude absolue mais la présomption que, même en-dessous de ces niveaux, à partir des études qui ont été faites (...), il pouvait y avoir un risque [sur la santé des travailleurs]", a-t-elle indiqué. Une déclaration citée dans un rapport d'information réalisé par le Sénat en 2005.
C'est en effet en 1997 que l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a publié, à la demande des ministères chargés du travail et de la santé, un rapport décisif sur les dangers de l'amiante. "Si le rapport de l'Inserm était sorti dix ou vingt ans plus tôt, on aurait interdit" l'amiante, a poursuivi la maire de Lille. Ce dernier rapport a conduit notamment à l'interdiction de cette substance la même année.
A l'époque, l’adjoint de Martine Aubry, Jean-Luc Pasquier, siégeait au Comité permanent d’amiante (CPA), un comité accusé par l'association de victimes (Andeva) d'avoir voulu retarder l’interdiction de l’amiante, a indiqué 20 Minutes.fr. Jean-Luc Pasquier a été mis en examen le 3 avril. Quelques mois plus tôt, la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy avait déjà mis en examen quatre autres membres du CPA, estimant qu’ils ne pouvaient "ignorer" les dangers de l’amiante, rappelle le site.
1996 : la justice s'empare de l'affaire... lentement
Dès 1996, la question de l'amiante est portée au tribunal par un électricien retraité de 63 ans, Jean Dalla-Torre, atteint d'un mésothéliome de la plèvre lié à une exposition à la substance. Le parquet de Paris ouvre alors une information judiciaire contre X, pour "blessures involontaires".
D'autres salariés suivent l'exemple, mais en 2001, François Desriaux, le président de l'association de victimes Andeva, interpelle la Garde des sceaux sur ce cas emblématique : la plainte de Jean Dalla-Torre est toujours au point mort, après le passage de trois magistrats instructeurs différents. "Ailleurs, les avancées sont sans doute plus contrastées, mais entre de rares mises en examen et certains non-lieux surprenants, annulés d’ailleurs par la chambre de l’instruction, il est peu de dire que la justice progresse lentement…" déplore-t-il.
Sur le plan civil, les procès donnent lieux en grande majorité à une indemnisation des victimes. "95% des procédures aboutissaient à une reconnaissance de la faute inexcusable", indiquait le site actu-environnement dans un article daté de 2010. Au pénal, en revanche, les démarches se révèlent beaucoup plus fastidieuses. Et pour cause, "dans un cas il s’agit d’indemniser une personne de son préjudice, dans l’autre de poursuivre et éventuellement condamner une personne qui a commis une infraction pénale et donc commis un trouble à l’ordre public", précise le rapport parlementaire de 2005, cité plus haut.
Depuis 2005 : l'espoir d'un procès pénal
Marie-Odile Bertella-Geffroy est chargée de l'instruction de plusieurs de ces dossiers de l'amiante, rassemblés et transférés au pôle de santé publique de Paris en 2005. "Sous son impulsion, d’importants progrès ont été réalisés, a noté l'un des avocats des plaignants, Jean-Paul Teissonnière, au site du Nouvel Observateur. Il cite notamment "la mise en examen pour 'homicides involontaires' de Joseph Cuvelier, directeur général puis président du directoire d'Eternit France entre 1972 et 1994", mais déplore que cette mise en examen – la première concernant un industriel, rappelait Libération – , ait été annulée pour des raisons de forme.
Selon lui, ce type de décision, ainsi que la lenteur des procédures, s'expliquent par le fait que "les parquets n’ont jamais pris l’initiative des poursuites (...) Elles ont été mises en œuvre par les victimes, qui ont contraint les parquets à suivre. C’est très rare. Mais pire : les parquets ont freiné des quatre fers !" s'est-il indigné.
Un constat d'autant plus alarmant que les victimes de l'amiante remportent des succès dans les pays voisins. En Italie, un procès ouvert en 2009 a donné lieu à la condamnation en 2012 à de lourdes peines de prisons de l'ex-propriétaire du groupe incriminé, le suisse Eternit, et de son administrateur en Italie.
"L’absence de procès pénal suscite chez [les victimes] une incompréhension totale et le sentiment d’une profonde injustice face à des dirigeants de grandes multinationales qui bénéficient d’une impunité totale de notre côté des Alpes et pas de l’autre !" s'est par ailleurs indigné la sénatrice Front de gauche du Nord, Michelle Demessine, dans une lettre à la garde des Sceaux, Christiane Taubira, publiée sur le site de L'Humanité. Comme la magistrate, ici citée par France 3 Bourgogne, l'élue réclame que la Justice débloque plus de moyens dans ce dossier.
2013 : le dossier va-t-il changer de mains ?
La suite de l'instruction se retrouve d'autant plus compliquée que la juge pourrait être dessaisie du dossier. En cause : une loi organique de 2003, qui oblige les juges spécialisés à changer de poste au bout de 10 ans, rapporte France Info. "Pour l'instant, son cas est à l'analyse juridique à la chancellerie", laquelle devrait statuer en décembre, indiquent Les Echos.
En attendant, les avocats des victimes s'inquiètent de ce possible coup dur porté par la loi au déroulement de l'enquête. Les juges qui pourraient remplacer Marie-Odile Bertella-Geffroy, Pascal Gand et Anne-Marie Bellot, "ne connaissent pas ce dossier construit péniblement pendant quinze ans, a déploré Me Teissonnière au Nouvel Observateur. Ils vont devoir se plonger dans la lecture des quarante-quatre tomes pour reprendre les mises en examen." Rien de très encourageant pour les plaignants.
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