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Amiante : où en est la justice française ?

Lundi, les deux inculpés du procès de l'amiante en Italie ont été condamnés à seize ans de prison. En France, une procédure similaire est ouverte depuis 1996, mais n'avance plus, voire recule. Pourquoi?

Article rédigé par Nora Bouazzouni
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
L'Association de défense des victimes de l'amiante de la sidérurgie de l'usine des Dunes (Advasud) manifeste devant le tribunal de grande instance de Lille (Nord), le 6 mai 2008. (BAZIZ CHIBANE / SIPA)

Le procès Eternit, ex-leader dans la production d'amiante-ciment, a abouti lundi 13 février à la condamnation de deux anciens actionnaires de la branche italienne du groupe à seize ans de prison ferme par un tribunal de Turin (Italie). Ils ont été jugés responsables de la mort d'environ 3 000 personnes, contaminées par l'amiante.

Ce tout premier procès au pénal sur le drame de l'amiante pourrait créer un précédent pour les autres pays concernés. "C'est un formidable espoir pour les victimes du monde entier", estime l'association des victimes françaises de l'amiante Andeva. 

De fait, des procédures sont en cours dans l'Hexagone depuis 1996, avec les premières plaintes d'Andeva, soit un an avant l'interdiction de l'amiante sur le territoire. Seize ans plus tard, les victimes attendent toujours. Fin 2011, la juge en charge de l'affaire, Marie-Odile Bertella-Geffroy, est dessaisie d'une partie du dossier. Personne ne l'a encore reprise. En décembre, la cour d'appel de Paris a même annulé six mises en examen, dont celle de Joseph Cuvelier, ex-patron d'Eternit France, poursuivi depuis novembre 2009 pour "homicides et blessures involontaires". Les raisons sont procédurales : des imprécisions sur les dates des plaintes.

Comme dans l'affaire italienne, Cuvelier, qui a dirigé le groupe français de 1971 à 1994, est accusé de n'avoir pas mis en place les mesures de sécurité nécessaires pour protéger ses salariés de l'exposition aux fibres d'amiante. En Italie, le procès s'est ouvert fin 2009, après cinq ans d'enquête et trois ans d'audiences. "La symétrie des situations et leur différence de traitement est impressionnante", explique au Monde Jean-Paul Teissonnière, un des avocats des victimes de l'amiante en France.

Alors, comment se fait-il que la justice française patauge, alors que comme le rappelle Arnaud de Broca, secrétaire général de l'Association des accidentés de la vie, "l'amiante, le matériau est le même, l'entreprise est la même, les catastrophes, le drame sanitaire est le même" ?

Parquet "passif" et loi "mal adaptée"

A la différence de la France, où les procureurs sont soumis à la hiérarchie du ministère de la Justice qui peut leur donner des instructions, le garde des Sceaux italien n’est pas à la tête du ministère public et ne peut avoir connaissance du contenu des enquêtes en cours. "A Turin, on a un parquet volontariste et efficace. En France, un parquet passif, sinon hostile", accuse même Jean-Paul Teissonnière sur France Info.

Autre obstacle : le Code pénal. Comme l'explique la juge Bertella-Geffroy dans le mensuel scientifique La Recherche, "la possibilité de mise en examen de personnes morales et le chef d'inculpation de 'mise en danger de la vie d'autrui' n'ont été introduits dans le Code pénal qu'en 1994, et ne peuvent donc être retenus pour des infractions antérieures". Elle estime ainsi que "le Code pénal est mal adapté aux affaires de santé publique".

Difficulté d'établir un lien de causalité

Dans les affaires de santé publique comme celle de l'amiante, explique Marie-Odile Bertella-Geffroy, le rôle du juge d'instruction est d'abord d'"établir l'existence d'un dommage" (les pathologies des victimes), puis "d'une faute" (omission volontaire de protéger la santé de ses salariés), et enfin d'"établir un lien de causalité entre ce dommage et ces fautes". Elle ajoute que "ce lien, qui se fonde sur des constatations scientifiques parfois incertaines, est une difficulté majeure dans ces dossiers".

Or, dit-elle à La Recherche, "il faut prouver que les fautes ont été commises lorsque la personne physique mise en examen dirigeait l'usine. Mais lorsqu'une partie civile a travaillé successivement dans trois usines, comment savoir celle dans laquelle elle a été contaminée ? Lorsqu'un ouvrier a connu six directeurs différents dans une même usine, comment savoir lequel est responsable ?"

Manque de moyens

A l'issue du verdict italien, le syndicat FO-magistrats a annoncé lundi avoir saisi le Conseil supérieur de la magistrature pour s'étonner du manque de moyens consacrés au dossier français, avec seulement deux juges d'instruction du pôle santé publique de Paris, créé en 2003, et quelques enquêteurs. "Nous sommes très inquiets sur l'avenir de ces procédures judiciaires", confie Emmanuel Poinas, secrétaire national du syndicat.

Le procureur italien Raffaele Guariniello, qui a mené le dossier, sera d'ailleurs reçu à Paris le 25 février, à l'initiative du Syndicat de la magistrature, pour parler de cette procédure qui a mobilisé des professionnels de la justice pendant huit ans. Une enquête sans précédent, menée avec de vrais moyens.

C'est ce que regrettait en 2007 la juge Bertella-Geffroy : "Au pôle santé, nous sommes actuellement quatre magistrats, quatre greffiers, un assistant spécialisé médecin et un assistant spécialisé vétérinaire. C'est peu, et nous manquons de surcroît d'officiers de police judiciaire enquêteurs." Un "parcours du combattant lorsqu'il s'agit d'obtenir des commissions rogatoires (...) pour des perquisitions, vitales dans ce genre de dossiers, qui nécessitent de produire des documents précis", souligne France 3 Bourgogne.

Or, regrette la juge d'instruction dans une tribune de la Gazette du Palais, "une justice sans moyens dans ce type de dossier ne peut être qu'une justice désespérément lente".

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