Le "plus grand choc mondial" sera-t-il démographique plutôt que climatique, comme l'affirme Nicolas Sarkozy ?
A l'université d'été du Medef, jeudi, l'ancien chef de l'Etat a jugé que "le plus grand choc mondial" n'était pas le réchauffement climatique mais l'augmentation de la population, "première source de pollution". Les climatologues jugent l'analyse de l'ex-président biaisée.
"Où va le monde ?" Telle était la question sur laquelle Nicolas Sarkozy était invité à disserter pendant une heure, jeudi 29 août, à l'université d'été du Medef, sur le vert gazon de l'hippodrome de Longchamp, aux portes de Paris. Outre quelques piques lancées à Ségolène Royal, Nicolas Hulot ou Greta Thunberg, qui alerte sur l'urgence à lutter contre le dérèglement climatique, l'ancien chef de l'Etat a exposé sa théorie.
"Le plus grand choc mondial" n’est pas le "choc climatique", a jugé l'ex-président – même si, a-t-il glissé, "il faut [y] apporter une réponse" – mais "le choc démographique". Un "choc" que le monde n’a "jamais connu" auparavant, et accessoirement "la première source de pollution". Et de trancher : "Vouloir promouvoir le développement durable sans poser la question de l’explosion de la démographie mondiale, ça n'a aucun sens." Mais l'ancien locataire de l'Elysée dit-il vrai ou faux ? "Il y a une part de vérité, mais ce n'est pas si simple", glisse en préambule le climatologue Jean Jouzel.
Un "choc démographique" tout relatif
La Terre était peuplée d'environ 7,3 milliards d'habitants en 2017, selon les Nations unies. Et d'après les prévisions de l'ONU, l'humanité comptera quelque 8,5 milliards d'individus en 2030, puis 9,7 milliards en 2050, et 11,2 milliards en 2100. D'ici à la fin du siècle, l'humanité devrait donc franchir le seuil symbolique des 10 milliards d'individus. La Terre n'aura alors jamais été aussi peuplée.
C'est en Afrique que l'augmentation de la population sera la plus forte. Le continent représentera même plus de la moitié de la croissance démographique mondiale, selon les calculs de l'ONU. Le Japon et de nombreux pays européens – en particulier d'Europe de l'Est – connaîtront quant à eux une baisse de leur population, compte tenu de leur faible taux de fécondité.
Il y a un emballement exponentiel de la population et la Terre n'est certainement pas faite pour supporter autant d'individus.
Gilles Ramstein, climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnementà franceinfo
Pour autant, ce "choc démographique", pointé par Nicolas Sarkozy, serait plutôt passé que futur. "Le gros de la croissance démographique est derrière nous", assure à franceinfo Gilles Pison, professeur au Muséum national d'histoire naturelle et auteur d'un article sur le sujet pour The Conversation. "On était 1 milliard en 1800, on est près de 8 milliards deux siècles plus tard, et on devrait être environ 10 milliards en 2050. Après avoir été multipliée par huit en deux cents ans, la population mondiale devrait donc augmenter de 20% en trente ans. On voit bien que le rythme de la croissance démographique décélère", démontre l'anthropologue et démographe.
"La croissance démographique mondiale a atteint son maximum il y a cinquante ans, elle était alors de plus de 2% par an. Aujourd'hui, elle a diminué de moitié, à 1,1%. Et elle devrait continuer de baisser, avec la chute du taux de fécondité", poursuit le chercheur. "La fécondité moyenne à l'échelle mondiale est de 2,4 enfants par femme. Elle diminue d'année en année, parce que, partout dans le monde, les humains ont choisi de faire moins d'enfants", ajoute l'expert. Pour autant, "il n'en résulte pas un arrêt de l'augmentation de la population, en raison de l'inertie démographique. La population mondiale est jeune, et donc en âge de faire des enfants. Et les naissances sont toujours supérieures en nombre aux morts."
Cette poursuite – même modérée – de l'augmentation de la population mondiale reste un défi de taille. Mais "est-ce que le choc démographique sera plus important que celui des dernières décennies ou du siècle dernier ? Ce n'est pas certain", tempère le climatologue Jean Jouzel. Dans leur rapport, les scientifiques du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) ont élaboré cinq scénarios, en fonction de l'intensité du réchauffement climatique, de l'ampleur des mesures prises pour s'y adapter et de son impact sur les populations. Selon les scénarios, la Terre comptera en 2100 entre 7, 9 et 13 milliards d'occupants.
Il est plus facile d'assurer l'alimentation de 7 milliards d'humains plutôt que de 10 ou 11 milliards. C'est aussi plus difficile avec 8, 9 ou 11 milliards d'humains sur Terre de limiter le réchauffement climatique.
Jean Jouzel, climatologueà franceinfo
Un "raccourci" trompeur entre hausses de la démographie et de la pollution
Commençons par une démonstration simple. La Chine et l'Inde sont les deux pays les plus peuplés de la planète : ils représentaient respectivement 19% et 18% de la population mondiale en 2017, selon l'ONU. Chine et Inde se classent première et troisième au palmarès des plus grandes nations pollueuses, avec 9,8 et 2,5 milliards de tonnes de CO2, le principal gaz à effet de serre, émises en 2017. Les Etats-Unis occupent la deuxième marche du podium, d'après le Global Carbon Atlas.
Mais si l'on ramène ces émissions de CO2 au nombre d'habitants, Chinois et Indiens ne sont plus que les 52es et 133es plus gros pollueurs mondiaux. Loin derrière les Qataris, Koweïtiens, Emiratis, Saoudiens, Américains et Australiens, qui monopolisent les premières places du classement, avec entre 49 et 16 tonnes de CO2 émises par individu.
Quant aux nations africaines, celles qui connaîtront dans les prochaines décennies une explosion de leur population, elles occupent pour la plupart la seconde moitié du tableau, voire carrément les dernières places du classement. Le Nigeria, pays le plus peuplé d'Afrique, cité comme exemple problématique par Nicolas Sarkozy, est ainsi 173e, avec 0,6 tonne de CO2 émise par habitant. Seule l'Afrique du Sud émerge, au 45e rang, avec 8 tonnes de CO2 par Sud-Africain, soit près de 8 fois moins qu'un Américain et 22 fois moins qu'un Qatari.
Nicolas Sarkozy fait, à mon sens (...), un raccourci très répandu (y compris dans le milieu scientifique) qui consiste à faire un lien direct et mécanique entre l’augmentation de la population mondiale et les émissions.
Benjamin Sultan, climatologue à l'Institut de recherche pour le développementà franceinfo
Comme le pointe le rapport du Giec, "la démographie est une composante importante de l'empreinte carbone", confirme Gilles Ramstein, climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement. "La démographie a bien sûr des implications fortes sur les causes du réchauffement climatique – notamment sur les changements d'usage des terres avec la déforestation – et sur ses conséquences, avec la hausse du nombre de personnes vulnérables et les migrations climatiques", précise Benjamin Sultan, directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD).
Mais "la croissance démographique n'explique qu'une faible partie des émissions globales de carbone", affirme le chercheur, en s'appuyant sur un rapport de la Commission européenne sur les émissions de CO2 dans le monde en 2018. Le climatologue en veut pour preuves trois cas de figure.
Premier exemple : "La Chine a vu ses émissions fortement augmenter, non pas à cause de l’augmentation de sa population, mais à cause de la croissance économique et de l’expansion des grandes villes qui ont fait exploser les émissions par habitant."
Deuxième exemple : "Un pays comme le Nigeria, qui a une très forte croissance démographique mais une population très pauvre, a des émissions qui augmentent très peu."
Troisième exemple : "Des pays comme la France et les Etats-Unis ont une population stabilisée depuis un moment et auraient donc dû connaître un déclin de leurs émissions, ce qui n’est pas le cas."
En outre, "la hausse de la démographie concerne surtout des pays dont les émissions de gaz à effet de serre sont encore très faibles", relève Céline Guivarch, économiste au Centre international de recherche sur l'environnement et le développement (Cired) et directrice de recherche à l'Ecole des Ponts ParisTech. A l'inverse, "les pays qui ont l'empreinte carbone la plus importante ne sont pas ceux dont la population augmente le plus", note Gilles Ramstein.
Une "manipulation" qui cache la réalité du problème
"Pointer la démographie, c'est se tromper de cible", juge le démographe Gilles Pison, qui formule une première objection. "Il est illusoire de croire qu'on peut arrêter la croissance démographique. Que va-t-on faire ? Déplacer les populations des pays les plus peuplés vers ceux qui le sont le moins ? Envoyer tout le monde sur Mars ? C'est impossible", argumente l'expert.
"C'est le mode de développement plutôt que la démographie qui est la clé", confirme le climatologue Jean Jouzel. "Jusqu'à aujourd'hui, ce sont bien nos modes de vie occidentaux qui ont été principalement responsables de l'accumulation de gaz à effet de serre dans l'atmosphère, et non la croissance démographique", souligne Céline Guivarch. "Ce n'est pas la multiplication de la population qui met en danger la planète et l'humanité, c'est le mode de développement d'une minorité de la population, celle des pays riches et développés, qui consomme à outrance", renchérit Gilles Ramstein. Or "il est possible d'agir sur notre mode vie, en le rendant plus économe en ressources", renchérit Gilles Pison, qui l'assure : "La survie de l'espèce en dépend."
Si tout le monde vit sur le modèle américain, on va droit dans le mur. Et même sans choc démographique, il y aura un choc climatique et environnemental.
Jean Jouzel, climatologueà franceinfo
"Lier le climat à la démographie peut même être dangereux", juge Gilles Ramstein, pour qui cela revient à "dresser les riches contre les pauvres", en propageant l'idée selon laquelle la minorité de la population mondiale issue des pays riches peut ne rien changer à son mode de vie, puisque le fardeau pèse sur les épaules des plus nombreux, les habitants des pays pauvres.
C'est un discours venimeux qui sème la confusion dans l'esprit des gens. Ce n'est pas une 'fake news' à proprement parler, mais c'est une énorme manipulation purement idéologique.
Gilles Ramstein, climatologueà franceinfo
Pour autant, "la croissance démographique reste une question à l'intersection entre les enjeux de développement durable et le changement climatique", modère Céline Guivarch, qui liste, s'appuyant sur un article paru dans Science (en anglais) : "Eradiquer la pauvreté, la faim, fournir des infrastructures adaptées, l'accès à la santé, l'éducation, un travail décent – et l'ensemble des objectifs de développement durable – tout en limitant le changement climatique 'bien en dessous de 2 °C d'augmentation par rapport à la période pré-industrielle'.
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