: Reportage "On ne peut pas abandonner le ski" : dans les Pyrénées-Orientales, la station de Font-Romeu à fond sur la neige artificielle
A défaut d'avoir vu de la vraie neige naturelle, Séverine, Pacôme et Marilou auront croisé Les Marseillais, ces influenceurs devenus célèbres grâce à l'émission de téléréalité du même nom. "On les a vus sur le télésiège, ils étaient suivis par toute une équipe", sourit la première après une journée de ski à Font-Romeu (Pyrénées-Orientales), mercredi 7 février. Cet hiver, en raison des températures printanières des dernières semaines et d'un enneigement historiquement faible dans le massif pyrénéen, la station ne fonctionne presque intégralement que grâce à la neige artificielle. "C'est mieux que rien, mais c'est vrai que c'est un peu bizarre et qu'écologiquement, ça pose question", admet la Bordelaise. En cette fin de journée, le contraste entre les pistes, enneigées artificiellement, et les abords, vierges de tout flocon, est un brin déstabilisant.
Située à 90 km de Perpignan et à une demi-heure de route à peine de la frontière espagnole, la station de Font-Romeu est l'une des dernières du département des Pyrénées-Orientales. Exposée aux fortes températures – il a fait 14,7°C à 1 788 mètres d'altitude le 3 février – elle a toujours misé sur la poudreuse de culture pour compenser des chutes de neige incertaines. Le domaine dispose de plus de 500 canons à neige et vient d'investir 30 millions d'euros, notamment dans une nouvelle télécabine, pour faire perdurer l'activité jusqu'à la moitié du siècle.
Une situation épinglée par la Cour des comptes. Dans son dernier rapport sur l'adaptation des stations de montagne à la hausse des températures, publié le 6 février, la juridiction estime que la station pyrénéenne "ne tient pas compte des conséquences du changement climatique" et juge avec sévérité son plan de développement, qui imagine un nombre de skieurs "stable" jusqu'en 2047. Les rapporteurs considèrent plus largement que le modèle des stations de ski "s'essouffle", notamment dans les Pyrénées, où les installations sont jugées plus vulnérables à la hausse des températures que dans les Alpes.
"Le ski nous sert à payer notre transition"
A Font-Romeu, les recommandations de la Cour des comptes ont été amèrement accueillies par les acteurs locaux, encore plus à l'approche des vacances d'hiver. Le directeur de la station, Jacques Alvarez, y voit "un rapport à charge", quand le maire sans étiquette de la commune, Alain Luneau, tacle ce qu'il considère comme la méconnaissance des magistrats de la juridiction. "On n'est ni fous, ni insensés", se défend l'élu, lui-même ancien directeur de la station. "Le ski nous sert à payer notre transition. Mais actuellement, l'économie du territoire dépend à 90% du ski." La station fait vivre 200 salariés, avance Jacques Alvarez, pour qui les sports d'hiver sont "le moteur du territoire".
"On ne veut pas nier les effets du dérèglement climatique, on constate qu'ils se sont accélérés. Quand vous êtes en t-shirt ici, fin janvier... On comprend le débat, mais on y oppose des arguments."
Jacques Alvarez, directeur de la station de ski de Font-Romeuà franceinfo
Puisque le ski est le poumon économique du territoire, l'exploitant de la station et la mairie assument de miser encore et toujours sur la glisse, au moins jusqu'à l'horizon 2050. Pour cela, ils s'appuient sur leurs centaines de canons, leur usine à poudreuse et des dameuses dernière génération, capables de gérer au mieux cette neige artificielle. "Cela peut paraître paradoxal, mais on fait une très bonne saison, la deuxième meilleure de notre existence", appuie Jacques Alvarez, en faisant défiler les chiffres de fréquentation sur son téléphone. Ce mercredi-là, près de 3 000 skieurs, dont une bonne partie venus d'Espagne, profitent des 30 pistes ouvertes du domaine.
Si son directeur se défend d'une pratique "contre-nature", la stratégie de Font-Romeu crispe, notamment du côté des écologistes du département. "Font-Romeu mise sur le technosolutionnisme, et cette fuite en avant l'empêche de travailler à sa transition, à anticiper le ski différemment", regrette David Berrué, porte-parole d'Europe Ecologie-Les Verts (EELV) dans les Pyrénées catalanes. Pour Vincent Vlès, professeur d'aménagement et d'urbanisme à l'université Toulouse-Jean-Jaurès et spécialiste des stations pyrénéennes, Font-Romeu comme d'autres "ont recours à des béquilles" :
"Ce n'est pas un déni du changement climatique, mais un déni de la nécessité d'anticiper une situation qui va devenir de plus en plus compliquée."
Vincent Vlès, urbaniste spécialiste des stations des Pyrénéesà franceinfo
Alors que plus de 98% des stations des Pyrénées sont en péril dans le scénario d'un réchauffement climatique de +3°C causé par les activités humaines, la station de Font-Romeu se trouve par ailleurs dans un département confronté à une sécheresse historique depuis près de deux ans. La quasi-absence de pluie dans les Pyrénées-Orientales a des conséquences sur la vie des agriculteurs, sur les sols, aussi secs qu'ils le sont habituellement fin août selon Météo-France, et sur l'état des nappes phréatiques et des cours d'eau.
Pour faire fonctionner ses canons à neige – qui mélangent de l'eau et de l'air comprimé – la station pyrénéenne a pourtant l'autorisation de prélever 540 000 m3 dans le lac voisin des Bouillouses. Le barrage de celui-ci, d'une capacité de 18 millions de m3, régule le débit de la Têt, le plus long fleuve du département. Mais l'ouvrage sert aussi aux agriculteurs de la plaine du Roussillon pour leur irrigation, fournit l'eau potable d'une partie du département et produit de l'électricité. Le prélèvement de Font-Romeu est légal, mais contesté par certains dont les écologistes, qui dénoncent un "accaparement de l'eau".
"Certains essaient de nous rendre responsables de la sécheresse"
"Le problème se pose au niveau de l'acceptation sociale de cette autorisation à prélever de l'eau dans un barrage, alors que le département est en sécheresse maximale et que cette année, on sera au litre près pour boire, pour lutter contre les incendies, pour l'agriculture", expose David Berrué, le porte-parole local d'EELV. Les écologistes s'interrogent aussi sur les conséquences de cet usage sur le cycle de l'eau : la ressource prélevée en hiver pour couvrir les pistes n'est restituée qu'au printemps, lors de la fonte des neiges, et une grosse partie de l'eau qui en résulte coule vers l'autre côté des Pyrénées, en Espagne. L'an dernier, le manque de débit à la fin de l'hiver au barrage des Bouillouses avait provoqué l'arrêt de la production d'électricité.
"Certains essaient de nous opposer avec le monde agricole, de nous rendre responsables de la sécheresse", déplore Jacques Alvarez. Le directeur de la station dessine un schéma du barrage des Bouillouses et des prélèvements d'eau autorisés. Il explique que l'eau prélevée par sa station n'affecte pas les 7 millions de m3 réservées à l'agriculture et à l'eau potable. Histoire de montrer que Font-Romeu ne vole de l'eau "à personne".
Pour Simon Gascoin, chercheur au CNRS spécialiste de l'étude du manteau neigeux, les conséquences des prélèvements des stations de ski sur la ressource en eau "sont très mal connues" : "Les volumes d'eau ne sont pas très significatifs et on ne peut pas dire qu'elles piquent de l'eau aux agriculteurs."
Mais au-delà des répercussions directes du pompage, la question qui se pose est celle du partage d'une ressource qui manque dans le département. Si les épisodes de sécheresse continuent, avec leur lot de restrictions et de villages ravitaillés par camions-citernes, le fonctionnement des stations comme Font-Romeu pourrait-il être remis en question ? "Le jour où il n'y aura plus d'eau à boire, ça fait longtemps qu'on ne pompera plus" dans le lac des Bouillouses, balaie le maire de Font-Romeu. Et d'ajouter : "Quand on voit l'engouement autour de l'activité, on se dit qu'on ne peut pas abandonner le ski."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.