: Témoignages Agriculteur, pêcheur, maire… En plein hiver, ils souffrent déjà de la sécheresse et redoutent "une guerre de l’eau"
"Chez nous, le beau temps, c'est quand il pleut." Malgré son sourire, Philippe Jamme, pêcheur, a bien du mal à cacher son angoisse lorsqu'il observe le ciel au-dessus de la rivière de l'Agly, dans les Pyrénées-Orientales. Entre la mer Méditerranée et la neige du pic du Canigou, l'eau paraît toute proche. Pourtant, la rivière est à sec, ce mardi 28 février. "De la pluie, il n'y en a plus ici", se désole le quinquagénaire.
Les relevés de Météo France semblent donner raison au pêcheur. "Le déficit de précipitations a été de 50% entre septembre 2022 et février 2023 dans le département, c'est un record", note Adrian Bourgois, météorologiste. Dimanche 5 mars, la quasi-totalité des Pyrénées-Orientales est ainsi placée en "alerte renforcée" à la sécheresse et des restrictions d'eau sont en vigueur pour tenter de préserver la précieuse ressource. Une situation dramatique qui inquiète les habitants.
Entre le 27 février et le 1er mars, nous sommes allés de la plaine du Roussillon aux montagnes des Pyrénées, à la rencontre d'un pêcheur, d'un couple de maraîchers, d'un maire, d'une viticultrice et d'un directeur de centrale hydroélectrique, tous affectés par cette sécheresse précoce et préoccupés par la saison estivale à venir.
Daniel Aspe, maire : "C'est la première fois de son histoire que le village manque d'eau"
Avec son bâton de bois, Daniel Aspe tapote les canalisations du château d'eau du village d'Escaro, perdu dans les montagnes des Pyrénées-Orientales. "Là, c'est plein", se réjouit le maire du village. Une bonne nouvelle pour ses 80 administrés, qui vont pouvoir ouvrir leur robinet en toute tranquillité… mais toujours avec parcimonie. Ici, l'eau est devenue une denrée rare et précieuse. Après des années d'abondance, la source qui alimentait le village est presque à sec. "C'est la première fois de son histoire qu'Escaro manque d'eau", souffle l'édile de 69 ans, qui est né dans la commune. "Habituellement, la source du Lavanous est bien alimentée par la rivière. Petit, j'y avais de l'eau jusqu'au genou. Aujourd'hui, je redoute qu'elle ne s'arrête complètement…"
A la fin du mois de janvier, un bruyant ballet de camions citernes a remonté la route sinueuse menant au village. Dix livraisons de 10 mètres cubes d'eau ont été déversées dans le château d'eau pour un total d'environ 5 000 euros. Une dépense imprévue qui vient s'ajouter à un autre chantier : la lutte contre les fuites. "La moitié de l'eau part dans la nature", soupire le maire. Alors, la chasse au gaspillage est lancée. Une flaque d'eau au sol attire soudain son attention. "C'est quoi ça ?", interroge Daniel Aspe à haute voix. Fausse alerte, il s'agit d'un morceau de neige qui fond dans une gouttière. L'élu peut souffler : "Maintenant, j'ai toujours peur qu'il y ait des fuites partout !"
La partie n'est pas encore gagnée. Après une nuit passée à surveiller les compteurs pour identifier les fuites, l'édile attend toujours la venue de l'entreprise chargée de les colmater. "On me dit qu'ils ne peuvent pas monter parce qu'ils sont surbookés", s'impatiente Daniel Aspe. Il faut dire que d'autres communes du coin se sont retrouvées sans eau potable ces dernières semaines. "Je crains que ce ne soit que les prémices de ce qui va se passer en plaine à court terme", prévient le maire.
Emma et Yohan Ginesta le Sant, maraîchers : "En hiver, on ne devrait même pas avoir besoin d'arroser"
De fébriles tiges d'oignons pointent à la surface de la terre. Au pied du massif du Canigou, dans les hauteurs de Finestret, Emma et Yohan Ginesta le Sant cultivent des fruits et légumes certifiés bio sur quatre hectares. Mais depuis plusieurs mois, leurs choux et leurs salades ne garnissent plus les paniers des clients de l'Amap voisine (Association pour le maintien de l'agriculture paysanne, qui permet aux consommateurs d'acheter des produits cultivés localement). "La saison a été tellement catastrophique que nous ne pouvions plus remplir les 40 paniers hebdomadaires", déplore le maraîcher de 39 ans. Après un été caniculaire et l'absence presque totale d'eau, les plantations du couple n'ont pas tenu le choc. Une première en douze ans d'exploitation. "Les familles pleuraient quand on leur a dit qu'on devait arrêter les paniers, mais on n'avait pas le choix", commente Emma, tatouage floral sur le visage. Désormais, leur petite production n'alimente plus que le marché hebdomadaire de Perpignan.
Face au déficit de pluie, des systèmes de pompage et des tuyaux ont été installés ces dernières années afin d'aider les agriculteurs du coin. Mais la technologie ne résout pas tout. "Le débit de l'eau est tellement faible que l'on a dû mettre en place un groupe WhatsApp pour prévenir les autres lorsqu'on ouvre le robinet, explique Yohan, devenu accro aux prévisions météo. Normalement, en hiver, on ne devrait même pas avoir besoin d'arroser en plein champ !"
L'irrigation des sols n'est pas leur seule préoccupation. Avec le manque de pluie, toute une série de nouvelles difficultés sont apparues. "Il y a de plus en plus de ravageurs, comme ces papillons de nuit qui attaquent nos tomates", souffle Yohan dans sa serre. "En été, la moindre étincelle part en incendie, c'est très stressant", ajoute Emma. Le couple ne veut pas se résigner pour autant. "On met en place un système de goutte à goutte, on plante des haies et on sélectionne des plants plus résistants", énumère Yohan. Sa compagne pense même avoir trouvé une solution miracle : "Une fois, on a fait la danse de la pluie", lâche-t-elle dans un rire nerveux.
Philippe Jamme, pêcheur : "Sans eau, il n'y a plus de vie"
Sous le passage à gué d'Estagel, un banc de poissons passe furtivement, avant de faire demi-tour. "Ici, ce sont les dernières gouttes de l'Agly", commente Philippe Jamme dans sa parka bleue. "Vous vous rendez compte ? La rivière ne va plus jusqu'à la mer ! Elle s'arrête là, et les poissons sont piégés." Face à ce cours d'eau aux allures de fin de marécage, l'administrateur de la fédération de pêche des Pyrénées-Orientales ne peut pas s'empêcher de ressasser ses souvenirs. "Ici, il y a 15 ans, j'emmenais les jeunes s'entraîner à la pêche à la mouche, se remémore cet amateur de 53 ans. A l'époque, on devait porter des cuissardes, c'était un régal. Aujourd'hui, on y va à pied et on n'a même pas de boue sur le pantalon. C'est dramatique. Sans eau, il n'y a plus de vie."
Après plusieurs décennies à pêcher dans les plus belles rivières et les plus hauts lacs du département, Philippe Jamme se concentre sur la transmission de sa passion… et sur le maintien des ressources naturelles. "La zone d'implantation de la truite recule d'année en année et les zones de pêche se réduisent à peau de chagrin", s'alarme-t-il. Selon lui, les responsabilités sont multiples. "Tout le monde pompe plus au moins légalement dans nos réserves, pour arroser ou remplir sa piscine, peste le quinquagénaire. Il faut absolument que chacun fasse un effort et partage la ressource."
Avec ces sécheresses à répétition et la canicule de l'été dernier, le changement climatique et ses conséquences commencent à lui faire sérieusement peur. "A la préhistoire, il y a eu la guerre du feu, aujourd'hui, on s'achemine vers une guerre de l'eau."
Nicolas Mounié, directeur d'une centrale hydroélectrique : "L'eau n'est plus une ressource adaptée ici"
Debout sur son barrage, les mains sur la rambarde, Nicolas Mounié regarde l'eau couler tranquillement dans l'Aude. A première vue, le débit semble normal et les poissons continuent leur route. Pourtant, le directeur de la petite centrale hydroélectrique du village de Quillan (Aude) est préoccupé. "A cette époque, il devrait y avoir beaucoup d'eau qui passe au-dessus du barrage, là, il n'y a presque rien…", souffle le quinquagénaire, emmitouflé dans une fine doudoune. Les précipitations annoncées ces derniers jours par Météo France ne sont jamais arrivées : "On commençait à y croire… et puis rien du tout."
Pour le village, moins de pluie rime avec moins d'électricité. Seuls trois petits mètres cubes d'eau par seconde s'écoulent dans la rivière en cette fin du mois de février, contre 15 à 20 en temps normal à cette période. Résultat : la turbine principale de l'usine hydroélectrique est à l'arrêt. Seules deux vis géantes tournent encore au rythme de l'eau. "Nous avons une baisse de 20% de notre production… C'est autant de kilowattheures qu'il faut acheter à EDF pour alimenter les 3 000 clients du village", explique le directeur face aux courbes de production en chute libre.
Depuis son arrivée en mai 2021, Nicolas Mounié n'a pas eu une seule période faste pour la petite centrale. Alors, le directeur tente de voir plus loin que la rivière. "L'eau n'est plus la ressource adaptée pour produire de l'électricité dans notre région", lâche-t-il, en levant les yeux. "On mise plutôt sur le soleil." A quelques kilomètres de l'Aude, un grand projet de panneaux photovoltaïques devrait bientôt voir le jour pour prendre le relais du déclin de la rivière.
France Crispeels, viticultrice : "On retourne vers des cépages anciens qui résistent mieux à la sécheresse"
Les cuves en béton et en inox du domaine Réveille sont pleines à ras-bord. Malgré la canicule et la sécheresse, les vignes de France Crispeels ont résisté à l'été 2022. Il faut dire que depuis plusieurs décennies déjà, ses ceps tortueux ont l'habitude de vivre dans des terrains secs. "Nos vieilles vignes peuvent encaisser et traverser ces périodes sans trop de difficulté, notamment grâce à leurs racines qui sont très profondes", explique la quinquagénaire, veste en polaire sur le dos. Dans son domaine, la nature tente ainsi de se réguler par elle-même, à l'image des herbes qui poussent entre ses pieds de vignes bien alignés.
Plusieurs signaux commencent tout de même à alerter France Crispeels. "Qu'il fasse sec en été, c'est normal. Par contre, cette sécheresse d'hiver est vraiment problématique, s'inquiète-t-elle. On a eu une seule journée de pluie il y a trois semaines, et il faisait 24 degrés à Noël !" Alors, pour ses prochaines plantations, cette viticultrice lorgne de l'autre côté de la frontière. "On retourne vers des cépages anciens de Catalogne du sud, qui résistent mieux à la sécheresse", explique-t-elle face aux Pyrénées qui encerclent l'une de ses passerelles. A cet endroit, la vigne, trop abîmée, va carrément laisser sa place à des amandiers, que l'on trouvait habituellement dans les régions arides d'Espagne.
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