Afghanistan : à quoi ressemble la vie des habitants dans les zones tenues par les talibans ?
Les combattants islamistes, en guerre contre les forces gouvernementales, contrôlent déjà une bonne partie du territoire afghan. Représailles, absence de libertés, remise en question des droits des femmes... La chape de plomb qui s'abat sur ces zones fait office d'avertissement pour le reste du pays.
Près de vingt ans après leur chute, les talibans n'ont jamais été aussi proches du pouvoir en Afghanistan. Alors que les Etats-Unis poursuivent le retrait de leurs troupes, laissant les forces afghanes seules face à l'avancée fulgurante du groupe islamiste, celui-ci a pris le contrôle de plusieurs districts du pays d'Asie centrale ces dernières semaines. Les talibans ont même affirmé qu'ils contrôlaient 85% du territoire début juillet. Les grandes villes, comme Kaboul et Hérat, résistent pour l'instant aux assauts, mais plusieurs capitales provinciales sont tombées coup sur coup en fin de semaine dernière et ces derniers jours. La prise du pouvoir totale par les combattants islamistes changerait radicalement la vie des habitants après des années de relative liberté.
Comme le rapportait un reportage du magazine Time (article en anglais) début juillet, de nombreuses femmes afghanes s'inquiètent des concessions qui pourraient être données aux talibans si les négociations de paix, en cours actuellement à Doha (Qatar), aboutissaient. Dans les zones qu'ils contrôlent, principalement dans le sud du pays, ils ont déjà mis en œuvre leurs règles basées sur un islam fondamentaliste, qui agissent comme un avertissement pour le reste du pays.
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Absence de liberté d'expression, règles morales strictes et suppression des droits des femmes et des filles... Plusieurs rapports (en anglais) publiés ces dernières années décrivent une réalité difficile pour les milliers de personnes qui vivent dans des zones déjà contrôlées par les talibans. "Partout où ils sont présents, la politique est interdite, note auprès de franceinfo Rahmatullah Amiri, un analyste indépendant basé à Kaboul, qui coécrit des rapports pour l'Overseas Development Institute, un think tank britannique. Il n'y a pas de démocratie, personne ne peut parler de politique ou dire quoi que ce soit à propos des talibans."
Des représailles contre les fonctionnaires
La liberté de la presse est, elle aussi, absente de ces zones, comme le relève un rapport de Human Rights Watch (en anglais) publié en juin 2021. Si les leaders talibans affirment "demander aux journalistes de respecter les valeurs islamiques", la réalité est tout autre : "On observe une répression des médias, ainsi que des attaques et des meurtres de journalistes, explique à franceinfo Patricia Gossman, en charge de l'Asie chez Human Rights Watch. Les talibans sont très autoritaires et n'aiment pas la critique."
Les représentants de l'Etat et les fonctionnaires sont aussi fréquemment ciblés, notamment lors de la prise de contrôle d'un district. "La ligne officielle des talibans est qu'ils encouragent les fonctionnaires à continuer à travailler pour eux, mais dans la réalité ce n'est pas le cas", explique à franceinfo Khadija Hussaini, une chercheuse de l'Afghan Analyst Network basée à Kaboul. Dans ces territoires "il y a eu beaucoup de représailles et de violence, ce qui fait peur aux hommes et aux femmes qui ont travaillé pour le gouvernement ou des ONG", confie à franceinfo Martine van Bijlert, membre de l'Afghan Analyst Network et autrice d'un rapport sur les femmes afghanes (en anglais).
"Les talibans sont de plus en plus durs avec les femmes"
Dès 2019, des contrôles moraux, sur le modèle de la police "de la promotion de la vertu et de la prévention du vice" qui sévissait dans les années 1990, ont été observés dans la province de Helmand, située dans le sud-ouest du pays, à la frontière avec le Pakistan, explique le rapport de Human Rights Watch. "Des officiels patrouillent pour vérifier l'adhésion des résidents aux codes sociaux prescrits par les talibans", notamment l'habillement, "la longueur de la barbe" des hommes, "l'utilisation de smartphones" (qui sont parfois totalement interdits), ainsi que l'assiduité religieuse.
Les droits des femmes sont eux aussi remis en cause. "La situation est trouble et les informations que nous avons sont partielles, note Martine van Bijlert. Dans certains endroits, les filles sont autorisées à aller à l'école jusqu'à l'âge de 7 ans, mais pas au-delà." Les cours sont de toute façon suspendus dans le pays à cause des affrontements. "Nous avons entendu parler de mariages forcés entre des soldats, commandants talibans et des jeunes filles", notamment dans le Baloutchistan (sud du pays), souligne Khadija Hussaini. "Nous avons également eu des informations qui parlent de situations où les femmes ne peuvent pas quitter leur maison sans un homme de leur famille", ajoute Martine van Bijlert.
Selon elle, face à "l'insécurité" causée par le conflit, "de nombreux hommes et femmes restent de toute façon à l'intérieur". Pour Rahmatullah Amiri, cela ne fait aucun doute, "les talibans sont de plus en plus durs avec les femmes". Des pratiques qui rappellent celles pratiquées par les talibans durant la décennie 1990. A l'époque, les Afghanes ne pouvaient sortir de chez elles sans être accompagnées par un "mahram", un homme de leur famille. Elles étaient empêchées de travailler ou d'être à la tête d'une entreprise. Dans le même temps, la plupart des filles n'avaient pas accès à l'éducation.
Un ensemble de règles disparates
D'un point de vue général, difficile de dire quelles sont les mesures appliquées de façon uniforme dans les territoires contrôlés. En pratique, un patchwork de règles disparates est mis en place. "Les talibans tentent de projeter l'image d'une organisation centralisée, mais dans les faits, ils opèrent de façon très localisée, souligne Martine van Bijlert. C'est le commandant qui contrôle une zone qui décide des règles."
Pour l'instant, les zones tenues par le groupe sont majoritairement rurales et situées dans le sud du pays, en dehors de la ville de Kunduz, proche de la frontière avec le Tadjikistan, dans le Nord. "L'Afghanistan est composé de communautés très diverses, explique Khadija Hussaini. Dans certains endroits, les talibans sont relativement bien accueillis, alors qu'ailleurs, notamment dans les villes, ils sont traités comme des étrangers." Dans plusieurs districts, les communautés locales ont ainsi pu s'accorder avec le groupe. "Dans le sud-est du pays, où la société est organisée autour de tribus, les talibans savent qu'ils ne peuvent pas tout imposer, notamment en matière d'impôts, alors ils s'entendent avec les locaux", détaille Rahmatullah Amiri. Un scénario qui devrait être bien différent si l'organisation parvenait à prendre le contrôle des grandes villes du pays, où réside la majeure partie de la population.
Résistance dans les villes
"Ils auront du mal à convaincre les citadins du bien-fondé de leurs croyances", souligne Khadija Hussaini. Car la société afghane a évolué en deux décennies. Les femmes ont notamment pu intégrer la vie publique et politique et l'ensemble des citoyens a expérimenté une plus grande liberté. "Les talibans seront sans pitié, mais ils feront face à beaucoup de résistance", veut croire Rahmatullah Amiri.
Les talibans feront-ils preuve de flexibilité dans l'application de leurs préceptes fondamentalistes ? "Leurs leaders [notamment le chef suprême Haibatullah Akhundzada] disent qu'ils ont changé, mais je pense qu'ils imposeront leurs règles traditionnelles aux habitants des villes", juge Khadija Hussaini. "Ce qui m'inquiète, c'est que les commandants talibans sont en train de se dire qu'ils vont gagner, et ça risque d'alimenter une envie de revanche de leur part, ce qui est très dangereux", confie Patricia Gossman.
"Ils se disent qu'ils n'ont pas besoin de négocier et qu'il n'y a donc pas de place pour que la diversité afghane puisse exister."
Patricia Gossman, responsable Asie chez Human Rights Watchà franceinfo
Si les grandes villes passent sous le contrôle des talibans, une partie de la population prendra probablement la route de l'exil. "Ceux qui le peuvent partiront. Ils sont déjà en train d'essayer de trouver des solutions", souligne Khadija Hussaini. La majeure partie des civils n'aura cependant d'autre choix que de rester sur place, tant "il est compliqué" de traverser les frontières, rappelle Patricia Gossman. "Le conflit a déjà fait des milliers de déplacés à l'intérieur même du pays", ajoute-t-elle. Les réfugiés afghans, principalement présents en Iran et au Pakistan, représentent 2,6 millions de personnes selon l'ONU. Un chiffre qui pourrait augmenter fortement dans les prochains mois.
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