Sénégal : selon le cinéaste Vincent Meessen, "la figure d'Omar Blondin Diop parle toujours et soulève la question d’une mémoire douloureuse"
L'intellectuel sénégalais disparu en 1973 est "un exemple d'engagement" pour le réalisateur qui lui consacre un documentaire, "Juste un mouvement".
Omar Blondin Diop par Vincent Meessen : le cinéaste signe Juste un mouvement – "un essai documentaire" et "une adaptation libre" de La Chinoise de Jean-Luc Godard –, film belge sélectionné en mars 2021 dans la section Forum de la Berlinale. Il est projeté ce 10 juin 2021 dans le cadre du deuxième volet du festival berlinois qui s'est adapté aux contraintes de la pandémie. L'occasion pour les cinéphiles de découvrir une icône révolutionnaire sénégalaise dans une œuvre touffue dont le fil d'Ariane est son portrait.
Omar Blondin Diop est mort le 11 mai 1973 alors qu'il était emprisonné sur l'île de Gorée, au Sénégal, à la suite de son arrestation à Bamako, au Mali. Il y transitait après avoir quitté Paris au début des années 70, d'où il avait déjà été expulsé quelques années plus tôt pour son implication dans le mouvement à l'origine des événements de Mai 68, afin d'organiser l'évasion de ses frères détenus au Sénégal. Un pays dirigé alors par Léopold Sédar Senghor dont le régime pro-français était dénoncé par le militant de gauche et ses compagnons de lutte. Omar Blondin Diop se serait donné la mort en détention, selon les autorités sénégalaises. Une thèse que réfutent notamment ses proches depuis des décennies. Entretien avec Vincent Meessen.
franceinfo Afrique : Omar Blondin Diop est un intellectuel de gauche qui a marqué la vie politique sénégalaise au début des années 70 et qui est mort dans des circonstances qui restent mystérieuses. Qu'est-ce qui a déclenché votre intérêt pour lui ?
Vincent Meessen : J’avais fait un film en 2015 où j’avais travaillé sur la présence d’étudiants congolais dans le mouvement situationniste, ce groupe de révolutionnaires, d’intellectuels et d’artistes qui s'est formé à la fin des années 50 et qui a été très actif dans les années 60 et dont les penseurs principaux étaient, entre autres, Guy Debord et Raoul Vaneigem. La présence africaine dans ce mouvement n’avait pas été étudiée. Durant mes recherches, je suis tombé sur Omar Blondin Diop.
Plusieurs raisons m’ont totalement convaincu de faire un film. Quand j’ai commencé à m'intéresser au personnage, je me suis aperçu que c’était le même que celui qui "(jouait) son propre rôle" dans le film de Jean-Luc Godard, La Chinoise (1967), où il se moque un peu de ces jeunes étudiants bourgeois qui s’entichent du maoïsme. C'est un film important dans l’histoire du cinéma parce que, d'une part, vu comme annonciateur de Mai 68. Et d'autre part, en termes de déconstruction du langage cinématographique, c'est un film où Godard ose plus de choses qu'avant. C’est également un tournant parce que c’est vraiment son dernier film de fiction et, quelques années après, Godard va devenir maoïste et faire des films militants.
Cependant, pour moi, Omar a été instrumentalisé par Godard dans La Chinoise. C’est un personnage documentaire qui est emprisonné dans une fiction. Comment alors le libérer de ce carcan ? Je me sentais d’autant plus autorisé à le faire parce que Godard avait dit, dans les années 70, que le seul personnage un peu équilibré dans La Chinoise, c’était Omar. Ce qui m'a servi de caution pour en faire le premier rôle d'un nouveau film.
Dans votre documentaire, on découvre qu’Omar Blondin Diop était finalement plus situationniste que maoïste ?
Cela montre la complexité du personnage. C’est un intellectuel qui butine. Il s’intéresse au trotskisme pendant une époque et puis il va s’intéresser aux "situ". Il pense de manière critique donc il peut s’intéresser à tout. On comprend, d'une certaine manière, que c’est un maoïste de passage.
Omar Blondin Diop est renvoyé au Sénégal parce qu'il fait partie du Mouvement du 22 mars qui est à l’origine de Mai 68. Il quitte donc la France avec des idées révolutionnaires qu’il va transposer au Sénégal…
Omar va créer dans son pays un parti clandestin avec Landing Savané, le Mouvement des Jeunes Marxistes-Léninistes (MJML). Il va être une espèce de vecteur d’idée de changement mais il arrive complètement déphasé. C'est quelqu'un qui se cherche. En 1969, quand il rentre, il a 24 ans. On a beau être brillant, quand on est jeune, on manque d’expérience.
A l'aube des années 70, il secoue la scène politique locale avant de retourner en France pour y poursuivre ses études, à condition de renoncer à ses activités politiques. Cependant, pour libérer ses frères incarcérés entre temps au Sénégal, le militant envisage des actions violentes et se forme militairement. Comment peut-on expliquer sa radicalisation ?
Je n’ai pas de réponse. Omar décide d’aller se former dans les camps de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine). C'est effectivement le passage dans une autre dimension. Mais c'est très lié à l’époque. Il y a, par exemple, une radicalisation identitaire noire aux Etats-Unis avec les Black Panthers. Le film parle de la question de la conviction et de la manière dont un jeune est prêt à s’engager pour des idées. Aujourd'hui, on a d'ailleurs l’impression de rejouer les luttes de libération des années 60 qui ont influencé Omar. Même si l'on se demande parfois à quoi elles ont servi – les Black Panthers ont été assassinés et mis en prison, très peu s’en sont sortis indemnes –, on se rend bien compte que ces luttes-là étaient nécessaires quand on voit, par exemple, le mouvement Black Lives Matter et, par conséquent, qu’il faut les reprendre d’une autre manière.
Vous avez rencontré de jeunes Sénégalais engagés, notamment le rappeur Fou malade – membre du mouvement constestataire Y'en a marre – qui sont tout aussi révolutionnaires qu'Omar Blondin Diop. Quel est l'héritage de ce dernier, cette nouvelle génération le connaît-elle ?
Dans le monde du rap, au Sénégal, Omar est une icône. Il y a évidemment des liens avec ce public militant. Le film est, entre autres, le portrait de quelqu’un qui est un peu un mythe révolutionnaire urbain à Dakar mais que personne ne connaît, l'opportunité de transmettre une image composite de ce personnage. D'autant qu'il n’y avait pas de film qui existait sur Omar Blondin Diop. Les images de Godard sont les seules de lui, en dehors de cet extrait que j’ai trouvé à la télévision française où l'on est dans le moment historique le plus important de Mai 68 – mis à part les barricades du 11 mai et les batailles rangées avec la police –, à savoir la déclaration de l’occupation de la Sorbonne par Cohn-Bendit. Omar est à deux pas de lui. Cela dément d'ailleurs une série de rumeurs où l’on s’interrogeait sur le fait qu'Omar ait vraiment fait partie du Mouvement du 22 mars. Là, c’est indéniable. C’est le pouvoir du cinéma que de ressusciter un corps. Quand vous montrez cela à Dakar sur grand écran, à des gens qui l’ont connu, c’est très fort.
En 2013, la famille a demandé de nouveau l’ouverture de l’enquête sur son décès. J'avais trouvé incroyable que quelqu’un mort il y a plus de 40 ans occupe encore la scène médiatique et politique. Omar Blondin Diop est un exemple d’engagement. Il avait compris assez vite que son travail se situerait au carrefour des idées et des formes. On a retrouvé un synopsis de film, tout comme ce texte sur le théâtre que je mets en scène dans mon film. Peut-être se serait-il dirigé vers des pratiques artistiques. Il se situe à la fin de sa vie à ce carrefour-là et c’est ce qui m’intéresse, qui anime tout mon travail, à savoir la capacité du cinéma et des formes à engager un mouvement et une forme d’émancipation pour soi et autour de soi.
La famille compte-t-elle entamer de nouvelles démarches pour faire la lumière sur les circonstances de sa mort ?
Ce que je peux dire, c'est que la famille dispose d’un élément sur lequel le juge s’est basé à l’époque pour ouvrir l’enquête et pour inculper ses trois geôliers en prison. Le détenu Omar Blondin Diop a été vu par un médecin, qui a inscrit dans le registre de la prison le fait d'avoir ordonné une hospitalisation en ville. Ce qui n’a pas été fait. Visiblement, il a été battu. Le juge a pensé qu’il y avait eu coups et blessures et que, certainement, Omar avait été remis en cellule et qu’il a dû mourir des suites de ses blessures : si vous avez une rate perforée, vous pouvez mourir en quelques heures. Le père d’Omar Blondin Diop, qui est médecin, a pu voir le corps à l’époque et a refusé de valider la thèse du suicide. Les éléments, qui sont aux mains de la famille, leur permettent de penser que ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Par ailleurs, le corps a été soustrait à la famille. Ce qui est choquant dans la culture sénégalaise. Omar a été enterré en catimini, en présence uniquement de son père. Les parents, très croyants, n’ont pas pu faire les rites funéraires habituels. Il y a un deuil qui n’a pas été fait. Son corps a été soustrait pour raison d'Etat. Senghor a tout fait pour se disculper dans cette affaire, mais il l’a fait de manière forte et maladroite : il a écrit un livre blanc sur le suicide pour faire passer cette thèse. Aujourd'hui, il serait temps que le pouvoir sénégalais prenne ses responsabilités mais on ne veut pas, comme toujours, ternir l’image de Senghor. La figure d'Omar Blondin Diop parle toujours et soulève la question d’une mémoire douloureuse qui nécessite du soin et cela passe par un travail politique au sommet de l’Etat. Le film n’a pas cet objectif-là, mais j’espère qu’il va le permettre.
Quand "Juste un mouvement" sera-t-il vu au Sénégal ?
A la fin du mois de juin, je pars le montrer sur trois campus dans trois villes, Dakar, Thiès et Saint-Louis dans le cadre d'un festival de cinéma qui vient de naître au Sénégal dont je suis l'invité d'honneur. C'est un film qui a des intentions politiques au sens large. L’idée, c’est qu’il circule dans un réseau militant et que les gens le voient au Sénégal.
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