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Quand les fascistes italiens voulaient faire main basse sur la Libye

Dans les années 30, l’Italie fasciste a tenté de créer un empire colonial en Libye. «Le poème d’Aguila», traduit et publié en français par l’écrivain libyen Kamad Ben Hameda, est un témoignage unique sur la vie dans un camp où l’occupant entassait les bédouins. Une œuvre majeure de la culture populaire libyenne, composée par Rajab Ben Houaiche Al-Mnefi, qui ressuscite un passé méconnu.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 3 min
Le leader des rebelles libyens, le chef Omar al-Mokhtar, à Benghazi, au moment de son arrestation par les Italiens, le 15 septembre 1931. Photo en Wikimedia Commons  (Wikimedia Commons / CC)

A la fin du XIXe siècle, l’Italie rêve d’un empire colonial. En retard sur ses rivaux européens, elle tente de mettre pied dans la corne de l’Afrique. Mais la cinglante défaite d’Adoua contre l’Ethiopie la contraint à rabattre ses ambitions vers le sud de la Méditerranée, région tenue par l’empire ottoman en déclin. En octobre 1911, Rome envoie un corps expéditionnaire de 100.000 hommes dans l’oasis de Tripoli. Les Italiens bombardent la ville et s’emparent des principaux ports. Mais les tribus bédouines organisent une résistance farouche, notamment dans ce qui correspond aujourd’hui à l’est de la Libye. Résistance conduite par le cheikh Omar al-Mokhtar, aujourd’hui un héros national.
 
La répression italienne est sans pitié. «Des milliers de Libyens, hommes, femmes et enfants, sont déportés dans les îles italiennes désertes où ils mourront de faim et de soif. Sur 300.000 habitants que compte à l’époque la Libye, 180 000 périront entre 1911 et 1914», raconte le cinéaste Tewik Farès dans Libération.
 
L’arrivée des fascistes au pouvoir en 1922 renforce les visées colonialistes à Rome. Les partisans de Mussolini, ce «César de carnaval», «convoitent, pour en ressusciter les gloires passées, les territoires du mythique Empire romain dont ils considèrent les terres libyennes comme partie intégrante», observe Kamad Ben Hameda dans la préface du poème.
 
Mais pour y parvenir, ils doivent venir à bout d’Omar al-Mokhtar qui harcèle leurs troupes. Commandés par le général Rodolfo Graziani, ils vont employer les grands moyens pour «pacifier» l’est du territoire où est solidement implantée la secte Senoussia. Laquelle avait déjà contesté le pouvoir des Ottomans. Graziani utilise notamment «les bombardements au gaz en 1928 - une technique éprouvée par les Français pendant la guerre du Rif», explique l’historien Olivier Favier dans un (excellent) article de Rue89.
 
Vue générale de Benghazi (est de la Libye) le 27 février 2011 (AFP - Patrick Baz)

Des tribus entières de bédouins déportées
Dans le même temps, l’officier va ouvrir «16 camps de concentration en Cyrénaïque (est) à la suite des Britanniques durant la guerre des Boers», poursuit Olivier Favier. Des tribus entières de bédouins sont emprisonnées dans ces camps. On estime que sur 100.000 personnes détenues, 40.000 ne sont pas revenues.
 
Les exactions ruinent le pays. Les Italiens tuent le cheptel, empoisonnent l’eau des puits. «Pour l’ensemble de la Libye, on estime le nombre de morts à 100 000», estime Olivier Favier. En 1931, Omar al-Mokhtar est capturé. Les Italiens le pendent dans le camp de Suluk devant 20.000 bédouins.  
 
En 1911, Rajab, le poète né en 1879, qui enseigne les sciences religieuses, s’était déjà mis au service du cheikh. Dans les années 30, il «est interné dans le camp d’Aguila (qui sera fermé en 1934, NDLR), du nom de cette zone désertique sur le golfe de Syrte, trois cents kilomètres à l’ouest de Benghazi, où les chances de survie sont quasi nulles», raconte Kamel Ben Hameda. Il confie sa peine et ses souffrances à un compagnon lettré, Ibrahim al-Ghomary, qui transcrit son récit. Récit qui va devenir, par la suite, «un poème de portée universelle».
 
Le texte traduit par Kamel Ben Hamed est un long et beau poème qui évoque l’humiliation des détenus d’Aguila, «l’estomac vide», «flagellés en public», qui tiennent «à peine debout». Le poète, «un ruisseau de larmes qui coule / le long de (sa) barbe blanche», raconte la perte de sa «dignité à un âge avancé», lui qui doit obéir à ses geôliers «comme une femme / fautive et blâmable». Il déplore la disparition de «nos meilleurs hommes / notre bien le plus précieux», «de nos jeunes», «cueillis / comme dattes mûres», «eux la fleur de nos familles». Il dénonce «le supplice infligé à nos filles / leur corps exposé nu». Avant de conclure sur la mort d’Omar al-Mokhtar : «Dieu seul est éternel / une lumière s’est éteinte». Quant à Rajab, il est décédé entre 1950 et 1952, seul et oublié.

«Le livre du camp d’Aguila», présentation et traduction de Kamel Ben Hameda, éditions Elyzad

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