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Après les cercueils de Gammarth, une Tunisienne pose ses linceuls à Lampedusa
Le 1er octobre 2017, l’artiste verrière tunisienne Sadika Keskes avait réalisé une performance, intitulée «Tombeaux de la dignité», en hommage aux milliers de migrants morts en Méditerranée. Des «tombeaux» mis à la mer sur la plage de Gammarth, en Tunisie. Du 5 au 8 novembre 2017, elle s’est rendue sur l’île italienne de Lampedusa pour une nouvelle performance. Témoignage sur le vif.
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Le 25 octobre, notre blog «Tunisie : la démocratie en marche» avait rendu compte de la performance de Gammarth.
Depuis, Sadika Keskes a pris la mer à Hammamet sur un voilier avec deux autres artistes: une Espagnole, Clara Puente, photographe et artiste plasticienne, et un Italien, Gabriel di Pasqua, philosophe qui réalise lui aussi des installations. Direction l'île italienne de Lampedusa, où s'échouent de nombreux migrants clandestins.
Elle livre ici son «Journal de voyage» dont nous reproduisons de larges extraits.
Dimanche 5 novembre
«A 21h, presque comme des fugitifs, nous avons quitté le port» pour une traversée qui a duré 20 heures, raconte Sadika Keskes. Une traversée compliquée par une tempête.
Lundi 6 novembre
«Réveil en mer, à l’aube, devant le paysage extraordinaire, avec une lumière presque divine (…), j’ai ressenti un sentiment de liberté extraordinaire.» A l’arrivée sur l’île italienne, «j’ai été impressionnée par ce plateau très haut et inaccessible».
Pas de place au port pour le voilier. La police le relègue à «un endroit provisoire». Les fonctionnaires ont juste demandé le nombre et la nationalité des passagers. «Pas de contrôle sur le bateau et nos passeports n’ont pas été tamponnés». L’embarcation à peine amarrée, «un Italien (…) est venu nous voir (…). Il nous a dit par gentillesse de faire attention: "Des Tunisiens rodent dans la ville et volent souvent."»
Tout au long de son séjour, le groupe observe que «les tensions sur l’île sont énormes». «On a l’impression d’être dans une prison, d’abord par le nombre extraordinaire de flics: police de secours, police des finances, armée, garde côtière». Maisons et commerces sont souvent abandonnés. Les rares cafés de l’avenue principale sont clairement séparés entre ceux qui accueillent des migrants et ceux qui n’accueillent que des Italiens. Ces derniers sont «souvent des policiers en tenue et quelques personnes avancées en âge. On dirait qu’ils ne font plus d’enfants.»
Sur le port, les trois artistes discutent avec deux jeunes Tunisiens arrivés clandestinement dans une «barque de pêche en bois de 12 mètres» de long avec 125 personnes à bord. Ils racontent avoir été récupérés par des Italiens «à 20 milles de la terre car notre moteur nous a lâchés». Leurs sauveteurs se sont montrés «très gentils». 40 personnes ont été refoulées. A Tunis, pour ces dernières, l’accueil n’a pas été aussi bon. «A l’arrivée, à l’aéroport (…), (elles) ont été battues violemment par la police.»
Chacun des deux jeunes gens a payé «3500 dinars» (environ 1190 euros). Le capitaine a reçu «10.000 dinars» (environ 3400 euros). Pour payer sa traversée, le premier des deux passagers interrogés dit avoir «vendu un bout de terrain avec des oliviers». Le second raconte que sa «mère a vendu ses bijoux en or». Il affirme avoir «un permis poids lourd»: «Je conduis aussi les engins agricoles. Mais impossible d’avoir un poste de travail. Tous les postes (en Tunisie) sont donnés par copinage ou par corruption.»
Sadika Keskes se rend sur la petite plage de Lampedusa. «J’ai commencé à sculpter, avec le sable mouillé, un personnage allongé par terre, pieds vers la mer, puis je l’ai couvert d’un drap en lin de couleur blanche.» Comme un noyé recouvert d’un linceul. Un couple couché sur des chaises longues assiste à la scène sans réagir. «Ont-ils perdu complètement la curiosité? Sont-ils si indifférents? Ou sont-ils perdus dans leur monde, au point que rien n’existe ailleurs?»
Mardi 7 novembre
Très tôt le matin, l’équipe retourne sur la plage pour installer un «corps fragmenté» en verre, apporté de Tunisie, que Sadika Keskes a appelé Alceste, comme le personnage de la mythologie grecque. Un personnage qui «symbolise à la fois le tragique et la beauté», explique-t-elle.
A côté, l’artiste verrière réalise six corps de sable «alignés et recouverts de tissus blancs». Que, de loin, l’on confond avec de vrais noyés recouverts de linceuls.
Des passants viennent voir intrigués. «Un monsieur m’a approché pour me dire: "C’est à toi?" J’ai répondu lâchement non. Un autre a dit: "Je suis en vacances et je ne veux pas voir ça."» L’affaire tournant mal, les trois artistes préfèrent battre en retraite. Une heure plus tard, toute l’installation est détruite.
Nouvelle discussion dans un café avec de jeunes Tunisiens. Ceux-ci ne peuvent rien acheter «dans les magasins, ils sont refoulés par les vendeurs (…), même le coiffeur ne veut pas les recevoir. Ils disent que la nourriture est infecte dans le centre de détention. (…) Les conditions sont lamentables car le local a été incendié.» «Ces jeunes ne sont pas pauvres (…). Ils sont beaux, bien portants, intelligents, parlant souvent trois, quatre langues, respectueux et portant des valeurs de chez nous.»
Mercredi 7 novembre
Sadika décide de revenir seule sur la plage après l’épisode mouvementé de la veille. Elle est abordée par trois personnes. «Pourquoi tu n’as pas pris tes linceuls?», demande l’une. «Pourquoi tu as fait ça? Nous, on a vraiment vu des corps sur la plage et ça nous fait mal.» Arrive la police qui demande ses papiers à l’artiste tunisienne. Avant de la laisser partir.
Le voilier quitte Lampedusa, direction Monastir, en Tunisie.
Jeudi 8 novembre
Arrivée à Monastir, port «magnifique». Dans le souk, discussion avec un commerçant qui dit avoir «vécu 30 ans en Italie». Sadika lui demande ce qu’il pense des jeunes qui quittent la Tunisie. Réponse: «Ils n’ont pas compris l’essentiel : la joie de vivre ici.»
Toute l'ambivalence de ceux qui émigrent, résumée par le chansonnier allemand Wolf Biermann: «J'aimerais partir et je préfère rester ici».
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