Tunisie : Kaïs Saïed dissout le Conseil supérieur de la magistrature, qu'il accuse d'être corrompu et aux mains du parti islamiste Ennahdha
Le président tunisien s'en prend à ce dernier contre-pouvoir accusé "de ralentir le cours de la justice".
Le président tunisien Kaïs Saïed a annoncé le 6 février 2022 la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), organe de supervision judiciaire qu'il accuse de partialité. Cette décision suscite des inquiétudes pour l'état de droit, même si elle a été applaudie dans des manifestations à Tunis.
Bras de fer avec Ennahdha
"Le CSM appartient au passé", a déclaré le président tunisien, dénonçant une instance à ses yeux corrompue, qui aurait ralenti en particulier les enquêtes sur les assassinats en 2013 de deux militants de gauche, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Le CSM est accusé par Kaïs Saïed d’être gangréné par la corruption. "Les postes et les nominations se vendent et se font selon les appartenances", accuse le président selon qui "certains magistrats ont pu recevoir de grosses sommes d'argent en contrepartie".
Le Conseil supérieur de la magistrature, instance indépendante créée en 2016 pour nommer les juges, est composé de 45 magistrats élus par le Parlement. Selon les observateurs, sa cible est le parti Ennahdha, sa bête noire qui a contrôlé le Parlement et les gouvernements des dix dernières années après la révolution de 2011, dans ce pays berceau du Printemps arabe.
Kaïs Saïed s'est arrogé les pleins pouvoirs le 25 juillet, quand il a limogé son Premier ministre et gelé le Parlement pour combattre "un vieux système fondé sur le clientélisme politique et la corruption". Des mesures dénoncées comme un "coup d'Etat" par Ennahdha et d'autres opposants. Ennahdha était le groupe politique le plus important du Parlement avant sa dissolution par le président Saïed.
Législatives annoncées pour décembre
Kaïs Saïed a depuis nommé un gouvernement, mais prend ses décisions par décrets, officiellement à titre provisoire jusqu'à des élections législatives programmées pour décembre 2022, après un référendum constitutionnel. Le président dit préparer "un décret provisoire" pour réorganiser le CSM. Le 19 janvier, il avait déjà retiré une série d'avantages en nature aux membres du CSM (carburant subventionné, primes de transport et de logement).
Le porte-parole d'Ennahdha, Imed Khemiri, a dénoncé auprès de l'AFP une "décision (qui) touche à l'indépendance de la justice (et) un précédent grave que la Tunisie n'a jamais eu à subir y compris du temps de la dictature" de Zine El Abidine Ben Ali (1987-2011).
"Tout décret qui aboutirait à une dissolution est illégal et inconstitutionnel et signifierait la fin de la séparation des pouvoirs en Tunisie."
La Commission internationale des juristes (ONG)à l'AFP
Le CSM accusé de ralentir la justice
L'annonce a été à l'inverse saluée par le bâtonnier de l'Ordre national des avocats tunisiens, Ibrahim Bouderbala, qui participait à une manifestation à Tunis pour commémorer les assassinats, les 6 février et 25 juillet 2013, des militants de gauche Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Appelant à ce que les coupables "rendent des comptes", les 500 manifestants présents ont salué dans leur majorité la décision de M. Saïed.
Des islamistes extrémistes avaient revendiqué les meurtres, ce qui avait provoqué une crise politique et débouché sur le retrait provisoire du pouvoir du parti d'inspiration islamiste Ennahdha, puis la formation d'un gouvernement de technocrates entre 2013 et 2014. "Malheureusement, certains juges dans les tribunaux ont manipulé le dossier Chokri Belaïd", a dénoncé M. Saïed dans une vidéo, assurant que "ce n'est pas le premier procès où ils essaient de cacher la vérité depuis des années".
"Tant que le Conseil de la magistrature ne sera pas dissous, aucune vérité ne sortira. Il y a un grand nombre de juges, au Conseil, qui travaillent pour Ennahdha."
Abdelmajid Belaïd, frère de Chokri Belaïdà l'AFP
Pour le politologue Abdellatif Hannachi, "la justice qui n'a pas été capable de se réformer ni de trancher dans les grands dossiers a fourni une occasion idéale" au président Saïed pour taper du poing sur la table "comme il l'a fait le 25 juillet" quand il a justifié son coup de force par des blocages socio-économiques et politiques.
Présent à la manifestation de gauche, le frère de Chokri Belaïd, Abdelmajid, a applaudi la dissolution du CSM, accusant auprès de l'AFP le parti Ennahdha d'avoir "manipulé et ralenti depuis neuf ans" l'enquête "pour dissimuler les preuves de l'implication des dirigeants d'Ennahdha".
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