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Fuite des cerveaux africains: la relève est loin d’être assurée

Le Fonds monétaire international tire la sonnette d’alarme: «L’immigration de jeunes travailleurs qualifiés africains fait peser un lourd tribut à une région au capital humain déjà rare.» Environ 20.000 travailleurs qualifiés fuient l’Afrique chaque année. Deux connaisseurs du dossier, le professeur Bernard Mumpasi et le président du groupe AfricSearch Didier Acouetey, se sont confiés à Géopolis.
Article rédigé par Catherine Le Brech
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Ancien recteur de l'Université de Kinshasa, le professeur Bernard Lututala Mumpasi (à gauche) est détenteur d'un doctorat en démographie de l'Université de Montréal au Canada. Didier Acouetey est président du Groupe AfricSearch. Il a reçu le prix 2014 du «Meilleur Entrepreneur Africain de France». (Photo Bernard Lututala Mumpasi/AfricSearch)

Chaque année, le continent dépense environ 4 milliards de dollars pour payer les experts étrangers qui offrent leurs compétences pour soulager l’hémorragie des cerveaux africains. Le FMI prend en exemple le départ de docteurs et infirmières du Malawi et du Zimbabwe qui pèse sur le plan purement économique, mais aussi social de ces pays.  Et ils ne sont pas les seuls.
 
«L’Angola a perdu 70% de ses médecins qui sont partis au Portugal. Le Congo Brazzaville a perdu 43% de ses médecins… Lorsque les pays du Sud arrivent à former leurs médecins et que ces médecins ne peuvent pas travailler dans de bonnes conditions, ils partent. Les gens préfèrent aller prester ailleurs. Pour se valoriser un peu davantage», fait remarquer le professeur congolais Bernard Lututala Mumpasi, démographe et ancien recteur de l’université de Kinshasa.
 
Interrogé par Géopolis, il pointe les conditions de travail exécrables dans la plupart des pays africains: salaires modiques, manque de matériels, mais aussi une ambiance qui ne permet aucun épanouissement professionnel.
 
«Vous pouvez avoir un bon salaire dans votre pays, mais si un professeur ne peut pas parler, ne peut pas faire de critiques sur ce qui se passe dans son pays et que chaque fois qu’il ose s’exprimer sur quelque chose il est poursuivi, à ce moment-là évidemment, il n’a pas envie d’exercer dans un tel contexte.»
 
«Nous ne formons que de futurs chômeurs»
Didier Acouetey est Franco-Togolais. Il a fondé en 1996 AfricSearch, un cabinet international de recrutement bien implanté en Afrique. Il constate que dans la plupart des pays africains désertés par leurs personnels qualifiés, le système éducatif est incapable de préparer la relève.
 
«Malheureusement, le système éducatif africain continue de former les Africains à l’économie d’hier. C’est un paradoxe qu’on continue de former massivement dans les universités des sociologues, des philosophes, des juristes… C’est bien, mais il n’y a pas assez d’opportunités pour ces compétences. Vous formez des gens à des niveaux bac+4 ou bac+5 et vous leur faites conduire des taxis moto en ville. Vous voyez le gâchis. Autant dire: écoutez, vous arrêtez en terminale, j’ai des centres de formation aux métiers de l’électronique et de la mécanique, parce que là j’ai des débouchés. Et puis, au fur et à mesure, vous pouvez faire des cycles même jusqu’à devenir ingénieur mais sur des compétences précises», suggère Didier Acouetey.
 
C’est un problème très sérieux, reconnaît le professeur Bernard Mumpasi. «Effectivement, nous ne formons que de futurs chômeurs. Parce qu’il n’y a pas de création d’emplois. Chaque année, l’université (congolaise) verse sur le marché de l’emploi des milliers de diplômés qui ne trouvent pas quoi faire.»
 
Des milliers de diplômés dont le niveau de formation s’est lamentablement dégradé à cause des mauvaises conditions d’apprentissage, d’études et de travail dans les universités.
 
«On a des auditoires surpeuplés, des enseignants très peu motivés à cause de la modicité de leurs salaires. Beaucoup d’enseignants sont obligés d’avoir beaucoup d’autres activités en plus de l’enseignement ou d'enseigner dans plusieurs universités. Ils n’ont quasiment plus le temps de faire de la recherche. Tout cela arrive à produire des déchets. Des étudiants qui sortent diplômés et qui en réalité ne connaissent pas grand-chose. C’est vraiment triste.»

Une diaspora qui regorge de compétences dans tous les domaines 
Le président du cabinet AfricSearch. Didier Acouetey parcourt le monde pour repérer, dans la diaspora africaine, des compétences désireuses de se mettre au service de leur continent.
 
Comme il l’explique à Géopolis, cette diaspora regorge de compétences dans tous les domaines. Il y a même un désir massif de retour au pays, constate-il. Reste à créer l’environnement et les conditions favorables pour convaincre les candidats au retour.
 
«Si vous y allez en disant, voici ce que telle agence spécialisée recherche comme compétences, nous avons 10.000 offres sur la table pour vous. Rentrez, en plus quand vous arrivez, nous allons vous faire un petit financement pour que vous puissiez vous installer, nous avons mis en place des écoles pour que vos enfants puissent être scolarisés à votre arrivée, cela aura du sens.»
 
Le retour des cerveaux africains installés en Occident se fait donc au compte-gouttes. Et pendant ce temps, les pays africains paient chaque année environ 4 milliards de dollars aux experts étrangers qui viennent offrir leurs compétences.

Dans les bureaux de la société botswanaise de diamants Blue Star à Gaborone. Le Botswana fait partie des rares pays africains qui décollent.
 
  (Photo AFP/Monirul Bhuiyan)


Pour le professeur congolais Bernard Lututala Mumpasi, les pays occidentaux ont une responsabilité dans cette situation. Il parle d’une politique délibérée qui vise à dépouiller l’Afrique de ses compétences.
 
«L’exemple, c’est le loto américain. Tous ceux qui sont qualifiés, qui veulent aller aux Etats-Unis, ils sont les bienvenus. Pour aller au Canada, il y a un système de points que vous devez avoir selon vos qualifications professionnelles selon votre expérience, selon les études que vous avez faites, selon votre âge. On n’accepte pas n’importe qui. Les utiles on en a besoin, les inutiles on n’en a pas besoin.»
 
Ce n’est pas l’avis de Didier Acouetey, même s'il reconnaît que les colonisateurs occidentaux ont spolié l’Afrique jusque dans les années 80.
 
«Il y a eu la période coloniale jusqu’aux indépendances et aux plans d’ajustement structurel dans les années 80. Jusque là, il y a une part de responsabilités de l’Occident. Mais à partir des années 90, on aurait dû se prendre en main en disant attention, pour développer mon économie, voilà ce qu’il faut, ce dont j’ai besoin. Mais ça, peu de pays l’ont fait. Donc, la responsabilité africaine à mon avis est engagée depuis les années 2000. Il faut aussi qu’on arrête à un moment donné en tant qu’Africains de toujours se défausser de nos propres responsabilités pour les attribuer aux seuls colons. Quand les Britanniques sont partis de Singapour, vous voyez ce que sont devenus les Singapouriens. Ils n’ont pas passé leur temps à se lamenter sur le fait que ce soit un port de pêche ou un port de prostituées.»
 
Didier Acouetey note que certains pays africains sont sur la bonne voie. C’est le cas du Botswana, du Maroc, du Rwanda, du Ghana et du Cap Vert. Des pays qui ont mis en place d’ambitieux plans de développement susceptibles d’attirer leurs cerveaux installés à travers le monde.

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