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Enquête. Les exécutions des prisonniers d'Al-Fulah, l'un des nombreux crimes de guerre au Soudan retransmis en toute impunité sur les réseaux sociaux

Brice Le Borgne

Publié

Des vidéos publiées par des soldats documentent l'exécution de prisonniers à Al-Fulah, en juin dernier, dans le sud du Soudan. Franceinfo a analysé enregistrements et images satellite pour remonter le fil des événements.

Attention, cet article traite de crimes de guerre et décrit des situations violentes pouvant heurter la sensibilité de nos lecteurs.

Les quatre vidéos d'exécutions témoignent de l'atrocité de la guerre au Soudan. La première est de mauvaise qualité, mais l'on voit distinctement une vingtaine d'hommes assis, apparemment faits prisonniers. Les nombreux soldats qui les encerclent s'agitent, se pressent devant la caméra, le doigt en l'air pour célébrer leur victoire au cri des "Allahu Akbar". L'un d'eux commence à intimider un prisonnier, avant de l'exécuter à bout portant. Plus de vingt tirs s'enchaînent, dans cette vidéo qui ne capture que le début de ces exactions. Les trois autres séquences montrent, plus tard, vingt et un corps gisant au sol, et des soldats victorieux se filmer en selfie.

Ces images – que nous avons choisi de ne pas diffuser telles quelles – constituent des preuves d'un des nombreux crimes de guerre qui jalonnent le conflit au Soudan, où s'affrontent depuis avril 2023 les soldats de l'armée régulière, les Forces armées soudanaises (SAF), et ceux de l'organisation paramilitaire des Forces de soutien rapide (RSF). Pour documenter cet événement, franceinfo a épluché une trentaine de vidéos et d'images satellite. Tous les indices sont disponibles en ligne pour comprendre l'enchaînement des faits.

Circulant de WhatsApp à Telegram en passant par Facebook, les vidéos de ces exécutions, tournées par des soldats, ont été diffusées autour du 21 juin 2024, dans plusieurs groupes de soutien aux SAF, suivis par des dizaines de milliers de personnes, pour dénoncer les exactions des RSF. Elles ont reçu, en réponse, des centaines d'emojis de cœurs brisés.

Captures d'écran des vidéos de l'exécution de prisonniers près d'Al-Fulah, en juin 2024. (FRANCEINFO)

Un nom de lieu revient souvent dans les commentaires : Al-Fulah. Il s'agit de la capitale de l'Etat du Kordofan occidental. La ville ne représente pas d'intérêt stratégique majeur, si ce n'est qu'elle était une des dernières poches où résistait l'armée régulière dans la région.

Le 20 juin, la ville est conquise par les RSF, au terme de combats avec la 91e brigade d'infanterie de l'armée soudanaise, retranchée dans sa base du nord-ouest de la ville. Dans les heures qui suivent leur victoire, les paramilitaires des RSF se filment en train de faire irruption dans des bâtiments gouvernementaux ou de parader dans les rues. "Les affaires retournent à la normale", jubilent certains membres sur Telegram.

Grâce aux indices visibles dans les vidéos, tels qu'une antenne radio ou des pylônes électriques contournant Al-Fulah, nous avons retrouvé l'endroit exact où les exécutions ont été commises. Le point se situe au nord-ouest de la ville, à moins d'un kilomètre de la base militaire jusque-là tenue par les SAF.

Localisation des exécutions près d'Al-Fulah, à partir des vidéos filmées par les soldats. (FRANCEINFO)

Des victimes en treillis des SAF

D'après nos analyses, la plupart des hommes gisant au sol sont vêtus de treillis militaires correspondant aux uniformes des SAF. L'un d'entre eux a les mains liées. D'autres sont habillés en civil. Les victimes pourraient ainsi être des soldats qui accompagnaient le colonel Al-Hadi Diab, alors en fuite, et dont d'autres vidéos montrent la dépouille à proximité. Son décès a été confirmé dans plusieurs boucles Telegram pro-SAF dès le 22 juin.

L'ONG Human Rights Watch ou le média Sudan War Monitor, qui ont enquêté sur ces exécutions, n'apportent pas plus de précisions quant aux circonstances. La Convention de Genève stipule clairement qu'exécuter des prisonniers, militaires ou non, constitue un crime de guerre. D'après des comptes-rendus de la prise de la ville, établis par des médias soudanais, les survivants de la 91e brigade des SAF, dont on ignore le nombre précis, se sont ensuite réfugiés à Babanusa, leur dernière base dans la région, située à 70 kilomètres plus au sud-ouest.

Il fait peu de doute que les suspects sont membres des RSF. Cette force paramilitaire dirigée, au niveau national, par le général Hemetti est connue depuis le début de la guerre pour avoir commis de manière généralisée des crimes de guerre, selon les Nations unies. Sur les vidéos analysées, plusieurs indices confirment l'appartenance des soldats à ce groupe, à commencer par leur uniforme de couleur claire. Sur l'épaule droite de plusieurs hommes, on distingue également leur badge (voir l'image ci-dessous). Cet emblème est parfois flouté, probablement pour éviter que les RSF ne soient formellement identifiables.

Montage de plusieurs vidéos d'Al-Fulah où des soldats arborent l'emblème des RSF. (FRANCEINFO)

Surtout, ces exécutions sont perpétrées sous la surveillance d'un homme de grande taille, téléphone à la main et coiffé d'un turban marron. Il figure sur l'image ci-dessus, à droite, au second plan. Plusieurs soldats se filment avec lui fièrement. Dans d'autres vidéos publiées le même jour, on voit cet homme parader dans les rues d'Al-Fulah une fois les combats terminés, aux côtés d'un général des RSF : Saleh Nahar. Ce haut gradé, qui a été en poste au Darfour l'an dernier, a été chargé "de la libération des Etats du Kordofan", d'après des messages postés sur Telegram. L'homme au turban, présent au moment des exécutions, semble ainsi hiérarchiquement proche du général Nahar.

Des victimes civiles lors de la prise d'Al-Fulah

D'autres publications, consultées par franceinfo, montrent que des civils ont aussi été tués lors des combats et des pillages suivant la prise d'Al-Fulah. S'il est difficile de quantifier avec précision les victimes lors de cette journée, des images satellite permettent de constater l'évolution d'un des principaux cimetières de la ville, situé à 600 mètres de la base militaire des SAF. Entre mars et juillet 2024, dates auxquelles des images satellite sont disponibles, on dénombre environ 85 nouvelles tombes, sans qu'il soit possible de connaître les causes de décès des corps qu'elles abritent.

Selon un expert du terrain, interrogé par franceinfo et souhaitant rester anonyme, les exécutions filmées à Al-Fulah illustrent la volonté des RSF de ne pas faire de prisonniers. Ce fut aussi le cas dans plusieurs autres de leurs attaques, à l'image de celle de l'aéroport de Belila, quelques mois plus tôt. Par ailleurs, elles ne sont pas leurs exactions les plus meurtrières. Dans l'ouest du Darfour, et plus précisément à Al-Geneina, leurs crimes ethniques ont fait des milliers de morts au début du conflit, d'après un rapport des Nations unies.

Des enquêtes ouvertes et des sanctions internationales

Ces atteintes ne sont pas non plus l'apanage des paramilitaires du général Hemetti. Les SAF, dirigées par le général Al-Burhane, ont aussi été accusées de nombreux crimes de guerre par des ONG et par l'ONU. En tentant de reprendre la capitale Khartoum et Omdourman, à sa périphérie, les SAF ont également bombardé hôpitaux, écoles ou marchés, faisant de nombreuses victimes civiles, documentent les Nations unies. A Al-Fulah, d'après des publications postées par le camp des RSF sur les réseaux sociaux, les avions de l'armée régulière auraient aussi bombardé la ville.

Depuis plus d'un an et demi, des dizaines d'exactions ont été recensées au Soudan, entre crimes ethniques et violences sexuelles, provoquant des milliers de morts. Dès juillet 2023, soit quatre mois après le début du conflit, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) confirmait l'ouverture d'enquêtes sur des crimes commis dans le pays. Celles-ci portent notamment sur la découverte d'une fosse commune contenant les corps de 87 personnes de l'ethnie massalit, tuées par les RSF à Al-Geneina. Le procureur de la CPI, Karim Khan, espérait cet été pouvoir "annoncer des demandes de mandats d'arrêt contre certains des individus les plus responsables de ce que nous voyons en ce moment".

En réponse aux nombreuses exactions constatées, le Conseil de sécurité de l'ONU et les Etats-Unis allongent régulièrement la liste de responsables militaires soudanais sous sanction, souvent des leaders des RSF, gelant leurs avoirs ou leur interdisant de voyager. Depuis les années 1990, un embargo interdit aussi la vente d'armes au Soudan, mais plusieurs enquêtes d'Amnesty International ont mis en lumière un afflux d'armes en provenance des Emirats arabes unis, de Russie ou de Chine, notamment.

En attendant, les preuves de crimes de guerre continuent d'inonder les réseaux sociaux. Sur Telegram circulent des milliers de vidéos où les soldats filment eux-mêmes leurs méfaits, d'une rare atrocité. L'absence de censure des plateformes laisse entrevoir des dizaines d'humiliations de prisonniers, de cadavres calcinés ou démembrés, quand ce ne sont pas des images de jeunes enfants jouant avec des armes.

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