Terres agricoles: les paysans africains s’effacent face aux multinationales
Des pays africains comme la Côte d’Ivoire, la Namibie et bientôt l’Afrique du Sud interdisent désormais aux étrangers d’acquérir des terres agricoles. Y a-t-il un véritable sursaut sur le continent pour protéger les paysans spoliés?
Il y a eu une prise de conscience des Etats africains du rôle du foncier dans la sécurité alimentaire. Depuis les crises alimentaires de 2007-2008, des réformes foncières ont été mises en place dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne avec le soutien de la coopération internationale. Mais si ces réformes ont pour objectif la sécurisation foncière, elles ne visent pas forcément à protéger les paysans. Elles peuvent même parfois menacer l’accès au foncier des populations en sécurisant l’accès au foncier des investisseurs. La problématique des accaparements de terres reste donc d’actualité en particulier en Afrique.
Parallèlement aux nouvelles législations qui se mettent en place en Afrique, les investisseurs auraient donc su adapter leurs stratégies. Comment se présente la nouvelle problématique aujourd’hui?
Les grandes entreprises du secteur de l’agro-alimentaire ne veulent plus avoir à pâtir de la mauvaise publicité que des cas d’accaparements de terre peuvent engendrer. Et d’ailleurs, bien souvent, les cas d’accaparements massifs ont pris le nom de l’entreprise. On a parlé du cas «Daewoo» à Madagascar, on encore du cas «Eni», du nom de l’entreprise italienne qui s’apprêtait à acquérir des terres au Sénégal pour produire de l’huile de palme.
On observe ainsi depuis quelques années, une évolution des investissements dans l’agriculture afin de ne pas passer par des achats fonciers directs. Les entreprises privilégient désormais la contractualisation avec les petits producteurs. Le contrat porte sur la récolte. Pas d’achat direct de la terre par l’entreprise, mais une immobilisation de fait de la terre. Les paysans doivent, le plus souvent, dédier l’entièreté de leurs parcelles à la culture de la semence demandée. Ils sont par ailleurs soumis à l’itinéraire technique défini par l’entreprise. Bien souvent, les paysans ne connaissent pas leurs droits et se retrouvent dans un rapport de force forcément déséquilibré.
Quel est le constat de l’étude que vous avez menée en Côte d’Ivoire concernant la question de l’endettement excessif des petits producteurs?
En Côte d’Ivoire, plusieurs multinationales (Louis Dreyfus Commodities, ETG, Novel) ont annoncé, dans le cadre d’une initiative soutenue par le G8 (Nouvelle Alliance pour la Sécurité Alimentaire et la Nutrition), vouloir développer des projets de riz sur plus de 200.000 hectares, en contractualisant avec plusieurs dizaines de milliers de paysans.
Problème du contrat: pas d’égale répartition du risque entre le paysan et l’entreprise. Celle-ci s’engage sur la fourniture d’intrants, de semences et de conseils agricoles, mais rien n’est prévu si l’entreprise ne respecte pas sa part du contrat. Les paysans ont l'obligation de payer les services de l'entreprise, même en l'absence de récolte.
Plusieurs de ces projets ont entraîné un endettement massif de communautés et villages (on parle de 20.000 euros pour certains villages très pauvres du nord de la Cote d’Ivoire), qui n’ont eu d’autre choix que d’hypothéquer leurs terres au profit de l'entreprise.
Quelle est le rôle joué par ce qu’on appelle les «pôles de croissance agricole» dans la spoliation du monde paysan sur le continent?
De plus en plus de pays africains font reposer leur développement agricole sur la mise en place de zones dédiées où sont concentrées toutes les facilités matérielles et les infrastructures. Elles bénéficient de régimes fiscaux, douaniers et fonciers spécifiques.
L’identification et la définition de ces zones appelées «poles de croissance» ou «corridors de croissance» permettent en fin de compte d’identifier une certaine surface de terres, en général les plus productives, bénéficiant déjà d’un certain nombre d’aménagements qui seront mis à disposition des investisseurs. Et bien souvent au détriment des producteurs familiaux initialement présents.
C’est le cas par exemple au Burkina Faso où s’est développé le «pôle de croissance de Bagré» sur près de 13.000 hectares de terres irriguées. A l’heure de redéfinir l’occupation de la zone, il a été décidé que 78% de cette surface, soit quelque 10.000 hectares, seraient destinés aux investisseurs privés, et moins de 3.000 hectares aux agriculteurs familiaux. Ainsi, 9000 paysannes et paysans sont directement affectés par le projet d’irrigation, et déplacés pour permettre aux entreprises de s’installer.
Est-ce-que les grands investissements dans l’agriculture en Afrique se font toujours dans les cultures de rente au détriment des cultures qui assurent l’alimentation de la population?
Des investissements dans les cultures de rente se maintiennent comme le cacao, l’anacarde ou le coton. Mais il se développe également de manière importante les investissements dans l’huile de palme. Une partie importante des accaparements de terre sont destinés au développement de cultures destinées à être incorporées aux agro-carburants comme l’huile de palme. C’est la deuxième cause d’accaparements sur les dix dernières années.
Dans quels pays africains ce phénomène d’acquisition des terres par des investisseurs étrangers a fait le plus de dégâts ces dernières années?
Selon le rapport de fin 2016 de la «Land Matrix» dédié à la question des investisseurs étrangers, les pays principalement ciblés par ce phénomène seraient la République Démocratique du Congo, le Mozambique, l’Ethiopie, la Tanzanie, le Sénégal, le Nigeria. Au regard des données disponibles depuis l'année 2000, les pays africains ont enregistré 422 transactions foncières, soit 42% du total des transactions recensées à l’échelle mondiale. Ces transactions portent sur une superficie totale de 10 millions d’hectares pour le continent africain.
Est-il possible aujourd’hui de sécuriser durablement les terres agricoles en Afrique? Et à quelles conditions?
Oui, bien sûr qu’il serait possible de sécuriser durablement les terres agricoles en Afrique. Mais pour ce faire, il faudrait passer d’approches globales de sécurisation foncière, à une approche spécifique et prioritaire de sécurisation foncière des petits paysans. Cela implique que les organisations paysannes et de la société civile soient consultées pour la définition des cadres. Nous avons vu au Bénin, par exemple, comment les apports des organisations paysannes permettent de débattre des enjeux et propositions les concernant réellement.
Les différentes formes d’accès au foncier doivent être reconnues, en particulier les droits coutumiers et collectifs. Les législations ne sont donc pas justes à copier/coller entre les différents pays, mais elles doivent prendre en compte des spécificités locales, notamment en termes de gestion foncière.
Enfin, les investisseurs doivent être tenus responsables et doivent intégrer en amont de l’investissement, la question foncière au même titre que les dimensions d’impact environnemental et social du projet.
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