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Le ministre Yassine Brahim, le Macron tunisien

Avec la révolution de 2011 a émergé en Tunisie une nouvelle génération politique dont est issue le ministre du Développement, Yassine Brahim, 50 ans. L’homme a un parcours atypique : cet entrepreneur, formé à Centrale Paris, a fait une grande partie de sa carrière à l’étranger. Certains lui prédisent un bel avenir politique. D’autres le traitent quasiment d’«affairiste». Géopolis l'a rencontré.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Le ministre tunisien du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale, Yassine Brahim, à Tunis le 24 mai 2016. (AFP - Anadolu Agency - Amine Landoulsi)

En 2010, tout réussit à Yassine Brahim. Marié, père de trois enfants, il travaille à Londres au sein de la firme informatique américaine Sungard après avoir vendu sa propre entreprise technologique, 2IC. Il y est chargé du développement international, notamment en Asie. La situation évoluant en Tunisie, il décide de rentrer dans son pays avec sa famille. Il est resté proche de l’Association tunisienne des grandes écoles (ATUGE), qui va devenir le vivier de son propre parti politique, Afek Tounès. Cette formation, qu’il préside, se définit elle-même comme un parti «libéral et social». Elle compte aujourd’hui huit députés (sur 217) à l’Assemblée.

Le 27 janvier 2011, Yassine Brahim est appelé au gouvernement pour diriger le ministère du Transport et de l’Equipement. Deux secteurs compliqués dans un pays en pleine tourmente après la chute de la dictature Ben Ali.
 
Il accepte une proposition de l’éditeur Cérès qui souhaite publier un livre sur son expérience ministérielle. Celle qui est chargée de le rédiger, Anissa Ben Hassine, enseignante en gestion des ressources humaines à l’université de Tunis, va le suivre au quotidien pendant plusieurs mois. Et livrer une intéressante chronique sur l’après-14 janvier 2011, publiée sous le titre Yassine Brahim, où comment être ministre sous la révolution. Un exercice de transparence qui est une première en Tunisie.
 
Anissa Ben Hacine raconte les très longues journées et les humeurs ministérielles au quotidien. Les visites de Yassine Brahim dans le pays profond, désorganisé par la révolution, où les habitants l’attendent souvent comme le Messie. «Il était alors l’un des rares membres d’une équipe gouvernementale tunisienne à se rendre dans toutes les régions du pays. Tout en incitant ses collègues à en faire autant», se souvient aujourd’hui Anissa Ben Hassine. Son livre dresse du ministre l’image plutôt flatteuse d’un politique dynamique, parfois impatient, habitué aux méthodes du privé et confronté à une administration lourde et peu habituée à son langage. Un vrai choc des cultures.
 

Yassine Brahim, un ministre sympathique et direct (AFP - Anadolu Agency - Amine Landoulsi)

Sympathique et direct
Yassine Brahim démissionne de son poste en juin 2011 pour se consacrer aux activités d’Afek Tounès. Il revient au gouvernement en février 2015 pour prendre le poste de ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale. 
 
Grand, la carrure sportive (il a été membre de l’équipe nationale de natation), Yassine Brahim a incontestablement du charisme. Il est sympathique et direct. Il est également facile d’accès. Quand un journaliste étranger sollicite un rendez-vous, il lui répond par un mail bref : «Avec plaisir, planifions un slot une semaine avant». «Slot» (créneau horaire en anglais) trouvé par la suite très facilement… «Il n’a pas le profil habituel des politiques tunisiens. C’est un extra-terrestre dans ce secteur. Il faut voir qu’il n’est ni avocat, ni ancien exilé», résume Anissa Ben Hassine.
 
En écoutant le ministre, on se demande ce qui a pu pousser un homme d’affaires à qui tout a réussi, à s’engager en politique dans une période aussi compliquée. Lui met en avant son patriotisme : «Mon grand-père était un combattant de l’indépendance. Mon père et mon oncle étaient militaires. Cela a éveillé mon intérêt pour la chose publique.»
 
Premiers bilans
Quel bilan tire-t-il aujourd’hui de son activité ministérielle ? «En 2011, après la révolution, c’était l’euphorie. J’avais le sentiment de contribuer à une mission de sauvetage de l’Etat. L’administration, c’est quelque chose de lourd. Mais il y avait chez les personnels la volonté d’aider. Le quotidien était dur. Pour autant, l’attitude des fonctionnaires était bonne.»
 
Sa seconde expérience ministérielle, à partir de 2015, semble plus contrastée. «L’administration a été très agressée lors du passage au pouvoir de la Troïka (la coalition conduite par les islamistes d’Ennahda d’octobre 2011 à janvier 2014, NDLR). Cela a démotivé de nombreuses personnes. Les meilleurs sont partis. A mon retour au gouvernement, j’ai trouvé un état d’esprit de non-travail.»
 
Pourtant, il semble garder la foi. «C’est vrai, je m’énerve un peu. Il y a beaucoup de pression. Il faut dire que l’administration n’a pas été mise à niveau, par exemple en matière de nouvelles technologies, mise à niveau que le peuple attend. Si elle n’est pas dans un bon état d’esprit, cela risque de créer des frustrations dans le pays. La première des réformes, c’est celle de l’administration. Alors au bout de 16 mois à ce poste (l’interview a eu lieu le 24 mai 2016, NDLR), c’est vrai que je fais un bilan moins positif qu’en 2011. Mais il y a une capacité d’évolution qui me rend optimiste. Il faut mettre les moyens, adapter des méthodes venues du privé, notamment pouvoir récompenser les meilleurs pour que les services de l’Etat deviennent un moteur du changement.»
 
Yassine Brahim à Davos le 29 janvier 2011. Il avait été nommé ministre du Transport et de l'Equipement deux jours plus tôt. (REUTERS - Christian Hartmann)

Quelle image?
Et quel bilan tire aujourd’hui Anissa Ben Hassine ? A ses yeux, Yassine Brahim est rentré en politique, car «il ne lui manquait qu’une seule chose : le pouvoir». Lequel pouvoir a certainement, selon elle, plus compté que le patriotisme… «S’il n’y avait pas eu le 14 janvier, il aurait continué dans les affaires. Mais il a eu l’opportunité de devenir ministre, il l’a saisie. Comme il l’aurait fait quand il était dans le privé pour racheter une entreprise.»
 
Et que pense l’universitaire de son style et de sa gestion ? « Il a besoin de parler, il aime être écouté», répond-elle. «De plus, il est en permanence dans la confrontation. Il est toujours dans le ‘‘Moi, je suis le meilleur et je vais vous dire comment travailler’’. Même si sur le fond, je pense qu’il a raison. Mais le résultat c'est qu'il ne s’est pas forcément adapté à son environnement ministériel. Il ne sait pas faire de compromis. Il est toujours dans la gestion privée alors qu’il dirige un système administratif. Pour lui, le peuple, c’est une entreprise à gérer. C’est un peu quelqu’un comme votre Macron en France: brillant, intelligent. Mais il ne colle pas avec le peuple. Au fond, il a l’image de quelqu’un qui vient de l’étranger», estime l’universitaire.
 
Pas très gentil pour celui que certains, en Tunisie, voient déjà Premier ministre. Pour d’autres, au contraire, il a un profil quasiment d’«affairiste». Les mêmes rappellent les tribulations (compliquées) d’un appel d’offres majeur pour la promotion du plan de développement économique 2016-2020. L’affaire a d’abord concerné le groupe bancaire franco-américain Lazard. Puis l'établissement financier français Arjil… avec Dominique Strauss-Kahn comme conseiller. Objectif: promouvoir «le plan afin de mobiliser des investisseurs, nationaux et étrangers», rapporte Le Figaro. Ce qui a soulevé un tollé en Tunisie. «Je prends les meilleurs. La décision est ensuite prise par le gouvernement», commente de son côté l’ancien homme d’affaires.
 
Plusieurs des admirateurs de Yacine Brahim n’hésitent pas à parler de «complot» contre lui. «C’est un ministre qui essaye de changer les choses. Alors, on essaye de saboter sa carrière», estime l’un d’entre eux. Affaire à suivre.

«Yassine Brahim, ou comment être ministre sous la révolution», livre de Anissa Ben Hassine, éditions Cérès (Tunis) (DR)

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