Cet article date de plus de quatre ans.

Tunisie : l’humour sur le coronavirus est-il compatible avec la religion et le "sacré" ?

Un procès doit juger la diffusion d’un texte humoristique parodiant le Coran à propos du coronavirus.  

Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Des agents de santé désinfectent une salle de tribunal à L'Ariana, près de Tunis, le 12 mars 2020. (FETHI BELAID / AFP)

Une étudiante de 26 ans, Emna Chargui, doit être jugée le 28 mai 2020 à Tunis pour "atteinte au sacré". Motif : le 4 mai, pendant le confinement lié au Covid-19, elle avait partagé sur son compte Facebook un texte humoristique intitulé "Sourate Corona", parodiant une sourate du Coran et imitant une page du texte sacré musulman. Elle a été menacée sur les réseaux sociaux.

A l’origine, le pastiche a été écrit par un internaute athée algérien vivant en France. "Il n'y a pas de différence entre rois et esclaves, suivez la science et laissez les traditions", peut-on notamment lire dans ce texte présenté comme une page du Coran.

"Incitation à la haine entre les religions"

La réaction des autorités ne s'est pas faite attendre. Le parquet a immédiatement ouvert une enquête. Et dès le 5 mai, la jeune femme a été convoquée par la police. Le lendemain, elle a été entendue dans le bureau du procureur par sept enquêteurs, selon l’ONG Human Rights Watch (HRW). L’un d’entre eux lui aurait expliqué qu’"il n’y a pas de liberté d’expression quand on touche à la religion". Résultat : elle est poursuivie pour "atteinte au sacré", "atteinte aux bonnes mœurs et incitation à la violence".

La justice se base sur l’article 6 de la Constitution selon lequel "l'Etat s’engage à (…) protéger le sacré et empêcher qu’on y porte atteinte". Dans le même temps, il est dit que "l'Etat protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience". Un article 6 qui "illustre à lui seul les contradictions et les ambivalences de la nouvelle Constitution tunisienne", estimait HRW, au moment de sa rédaction...

A l’issue de l’audition, conduite en l’absence de son avocate, Emna Chargui a été accusée d’"incitation à la haine entre les religions et d’appel à la discrimination". Aux termes du décret-loi  sur la liberté de la presse, elle est passible d’un an à trois ans de prison ainsi que d’une amende de 1 000 à 2 000 dinars (317 à 634 euros).

"Mascarade", "retour à la raison"...

Comme l’explique le site businessnews, "l’affaire a fait couler beaucoup d’encre". Et déclenché un vif débat dans la presse et sur les réseaux sociaux.

Sur le site kapitalis, l’universitaire Cherib Ferjani estime qu’incriminer une jeune internaute "pour offense au Coran tout simplement parce qu’elle a partagé ce texte, est une mascarade". "On peut aimer ou non ; on peut être légitimement choqué ; mais on ne peut pas empêcher les autres de s’exprimer librement." Il rappelle que ce genre de pastiche s’inscrit dans une tradition "qui ne date pas d’aujourd’hui", avec de grands auteurs arabo-musulmans qui s’y sont essayés. "Le Coran n’interdit (…) pas l’imitation", estime la philosophe franco-algérienne Razika Adnani, également sur kapitalis.

Mais d’autres ne sont pas du même avis. Pour le  responsable du parti (présenté comme centriste) Al Jomhouri, Issam Chebbi, "la provocation et l’atteinte au sacré d’autres personnes (ne sont) en rien de la liberté d’expression". "L'Etat est tenu de protéger le sacré et d’interdire toute atteinte, comme il est tenu d’interdire le takfir (apostasie) et l’incitation à la haine." Dans ce contexte, l’homme politique demande une punition autre que la prison pour que la jeune femme "revienne à la raison".

Sur les réseaux sociaux, Emna Chargui a été menacée de mort. "Elle a très peur et ne comprend pas l’ampleur qu’a prise l’affaire. Son idée n’était pas d’offenser, mais juste de s’exprimer librement", explique son avocate, Me Ines Trabelsi, dans Le Monde.

D’autres affaires d'"atteinte au sacré"

En soi, les mésaventures de la jeune internaute ne sont pas nouvelles. D’autres procès du même genre ont déjà eu lieu en Tunisie après la révolution de 2011 et l’arrivée au pouvoir du parti d’inspiration islamiste Ennahdha. A commencer par celui du patron de la chaîne de télévion privée Nabil Karoui, jugé l’année suivante pour "atteinte aux valeurs du sacré" après avoir diffusé le film Persépolis dans lequel Dieu est personnifié. Il avait finalement été condamné à une amende.

Nabil Karoui, patron de la chaîne Nessma TV et candidat à la présidentielle, lors du 2e tour de l'élection à Tunis le 13 octobre 2019 (AFP - YASSINE GAIDI / ANADOLU AGENCY)
La même année, deux jeunes, Jabeur Mejri et Ghazi Béji, qui se définissaient comme athées, avaient été condamnés à sept ans et demi de prison (et 1 200 dinars d’amende, soit 380 euros). Ils étaient accusés d’avoir diffusé sur Facebook "des écrits susceptibles de troubler l’ordre public et pour offense et outrage aux bonnes mœurs", selon la justice citée par le site webdo. Des écrits ? En l’occurrence des caricatures du prophète Mahomet. Le premier avait été emprisonné avant d’être gracié en 2014. Le second avait dû quitter le pays avant d’obtenir l’asile politique en France. Il a été le premier réfugié politique dans l’Hexagone depuis la fin de l’ère Ben Ali.

"Une blague qui a mal tourné ?"

Quelques années après, l’affaire d’Emna Chargui interroge une nouvelle fois sur la place de la religion dans le débat public en Tunisie. Un pays dans lequel le préambule de la Constitution évoque "les fondements de notre identité arabe et islamique". "La Tunisie est une société arabo-musulmane : s'attaquer au prophète de manière si explicite fait exception ici", rappelait en 2013 dans Le Point le ministre des Droits de l’Homme Samir Dilou, aujourd’hui député Ennahdha, à propos de Jabeur Mejri, alors emprisonné. "Une grande majorité de la population ne connaît pas (ce dossier). Une autre le dénonce parce qu'il ne faut pas toucher à l'islam", constatait de son côté Kawther Zouari, pourtant membre du comité soutenant le jeune homme.

Le "post" de la jeune internaute sur Facebook n’est-il pas qu'"une blague qui a mal tourné ?", se demande businessnews. Mais des représentants de la société civile ont exprimé leur crainte que l’attitude des autorités face à ladite "blague" cache leur intention de faire "taire les gens""La convocation par la police d'une citoyenne tunisienne, pour un texte qui utilise le style du Coran, fait vraiment rire", a déclaré à l’AFP l'islamologue Olfa Youssef. Et d’ajouter : "Mais c'est un rire qui fait pleurer."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.