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Caucase : l'article à lire pour mieux comprendre le conflit dans le Haut-Karabakh

Depuis fin septembre, de nouveaux combats opposent Azerbaïdjanais et séparatistes du Haut-Karabakh. Cette région montagneuse du Caucase, peuplée d'Arméniens, a proclamé en 1991 son indépendance, qui n'est pas reconnue par la communauté internationale.

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 18min
Un soldat de l'armée de défense du Karabakh tire avec une pièce d'artillerie en direction des positions azerbaïdjanaises, le 4 octobre 2020. (RAZMINFO / ARMENIAN DEFENCE MINISTRY / AFP)

L'Azerbaïdjan et l'Arménie se sont accusés, dimanche 18 octobre, d'avoir violé une nouvelle "trêve humanitaire" entrée en vigueur à minuit heure locale dans le Haut-Karabakh, une semaine après un premier cessez-le-feu conclu mais jamais respecté.

Les combats se poursuivent sur ce territoire de 86 000 kilomètres carrés où l'on compte déjà des centaines de morts, sans compter les centaines de milliers de personnes affectées par le conflit. Les forces azerbaïdjanaises tentent de reconquérir depuis le 27 septembre cette région peuplée d'Arméniens et qui a fait sécession il y a une trentaine d'années, entraînant une guerre et faisant 30 000 morts.

Certes, le cessez-le-feu instauré en 1994 entre cette république autoproclamée, peuplée essentiellement d'Arméniens, et l'Azerbaïdjan, dont elle avait fait sécession, était rompu régulièrement depuis un quart de siècle. Mais pourquoi la guerre a-t-elle repris avec une telle virulence fin septembre ? Franceinfo démêle cet écheveau compliqué.  

C'est où, le Haut-Karabakh ?

Vu du ciel, il faut zoomer en Asie, plus précisément entre mer Noire et mer Caspienne, pour apercevoir cette région montagneuse du Caucase enclavée en Azerbaïdjan. C'est la petite tache rouge entourée d'orange sur cette carte de l'émission d'Arte "Le Dessous des cartes"


Capture d'écran de la carte de l'émission d'Arte "Le dessous des cartes" montrant l'emplacement géographique du Haut Karabakh, une enclave peuplée majoritairement d'Arméniens situés en Azerbaïdjan. (ARTE / LE DESSOUS DES CARTES)

Le Haut-Karabakh (qui se dit en russe Nagorny Karabakh) s'étend sur 4 400 km², soit environ la superficie de la Haute-Savoie. Selon l'AFP, il compte quelque 150 000 habitants, avec une population à 99% arménienne par la langue, la culture et la religion chrétienne.

L'Azerbaïdjan, dont la capitale est Bakou, a pour langue officielle l'azéri, une langue turque, et compte quelque 10 millions d'habitants. C'est un Etat laïque à la population majoritairement musulmane, plus précisément chiite, avec une minorité sunnite. 

S'agit-il d'une région ou d'un Etat ?

Voilà typiquement la question qui fâche. Pour la comprendre, il faut rembobiner l'histoire. La révolution russe, en 1917, débouche sur la création de l'Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), dont la République d'Azerbaïdjan, tout comme celle d'Arménie, vont faire partie.

Mais en 1921, Joseph Staline, alors commissaire aux nationalités de l'Union soviétique, décide de donner la région du Haut-Karabakh, peuplée d'Arméniens, à la République d'Azerbaïdjan. Il s'agit de "diviser pour mieux régner", et également de "donner un gage d'amitié vis-à-vis de l'Azerbaïdjan turcophone qui, à cette époque, commence déjà à produire beaucoup de pétrole", commente le chercheur et journaliste Tigrane Yégavian dans la vidéo ci-dessous. La région bénéficie cependant d'un statut d'autonomie au sein de la République d'Azerbaïdjan.

En 1991, l'URSS éclate. La même année, l'enclave du Haut-Karabakh proclame son indépendance par la voix de ses députés, puis par celle de ses habitants, consultés par référendum. Ce séparatisme est jugé intolérable par la République d'Azerbaïdjan, qui envoie des troupes.

Les combats vont faire plus de 30 000 morts et des centaines de milliers de déplacés, rappelle Le Figaro, mais les indépendantistes arméniens chassent l'armée azerbaïdjanaise et prennent le contrôle de l'enclave, ainsi que de la zone lui permettant d'être frontalière avec l'Arménie. Après intervention du Conseil de sécurité des Nations unies, un cessez-le-feu est enfin obtenu en 1994. Depuis, le Haut-Karabakh a changé de nom pour s'appeler République d'Artsakh, mais cet Etat autoproclamé depuis trente ans n'est reconnu par aucun pays, pas même par l'Arménie. 

"Il y a deux principes du droit international en conflit", résume Baymar Balci, chercheur à l'Institut français d'études anatoliennes d'Istanbul, contacté par franceinfo. "D'un côté, le droit des peuples à l'autodétermination, réclamé par l'Arménie et les habitants du Haut-Karabakh, et, de l'autre, le respect de l'intangibilité des frontières, brandi par l'Azerbaïdjan. Pour ce dernier, l'autonomie se discute, l'indépendance, non."

Pourquoi la guerre a-t-elle recommencé ?

Elle a repris le 27 septembre, avec les affrontements les plus sanglants depuis un quart de siècle. Certes, la fragile ligne de cessez-le-feu définie en 1994 (et visible sur la carte ci-dessous) a été régulièrement violée depuis des années "avec des soldats arméniens et azerbaïdjanais qui se surveillent constamment et se tirent dessus quasi quotidiennement", expliquions nous dans cet article. Mais pour les observateurs, les signes d'une tension accentuée se multiplient depuis des mois.

Le Haut-Karabakh est enclavé dans le territoire de l'Azerbaïdjan. (VISACTU)

Entamées depuis 1994 sous l'égide du groupe de Minsk (regroupant une quinzaine de pays et coprésidé par la France, les Etats-Unis et la Russie), les négociations entre Azerbaïdjan et Arménie sont "quelque peu paralysées", prévenait déjà l'ambassadeur pour le partenariat oriental de l'Union européenne et de la mer Noire, Stéphane Visconti, lors d'une audition par la commission des Affaires étrangères du Sénat le 8 janvier 2020. Egalement coprésident français du groupe de Minsk, il notait aussi, sans être entendu à l'époque, que les deux acteurs (l'Azerbaïdjan d'un côté, l'Arménie alliée au Haut-Karabakh de l'autre) "campent sur des positions qui ont rarement été aussi maximalistes, chacun considérant que le temps joue pour lui et renforce ses cartes"

A cette résurgence d'une rhétorique belliqueuse, sur laquelle se greffe, du côté arménien, la mémoire vive du génocide perpétré par les Turcs en 1915, s'ajoutent, à Bakou, des raisons conjoncturelles. "Il y a une crise économique interne en Azerbaïdjan car il y a une crise du pétrole", note Clément Therme, chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences Po (Ceri) et spécialiste de l'Asie centrale et du Caucase. Le président Ilham Aliev est en effet confronté à la chute des prix des hydrocarbures sur fond de crise liée à la pandémie. Or les revenus florissants du pétrole aidaient à faire passer la pilule amère d'un régime autoritaire et clanique (Ilham Aliev, au pouvoir depuis 2003, a succédé à son père). "C'est avec cette mobilisation patriotique que les autorités de Bakou ont voulu répondre à leur population", estime aussi un expert cité par Le Figaro (article abonnés). Il s'agissait enfin, pour ce pays pourtant sur-armé, de faire oublier ses revers en juillet dernier dans des accrochages avec la République d'Arménie. Un bombardement arménien avait alors tué un général azerbaïdjanais, comme le rapportait Le Monde (article abonnés).

Quelle est la situation sur place ?

Depuis le début des combats, la loi martiale est décrétée en Azerbaïdjan comme en Arménie. Du côté arménien, le Premier ministre, Nikol Pachinian, ainsi que le dirigeant du Haut-Karabakh, Araïk Aroutiounian, ont également décrété "la mobilisation générale" en s'adressant, par cet appel, à tous les hommes en âge de combattre.

Mercredi 14 octobre, selon l'AFP, les affrontements ont déjà fait au moins 620 morts, d'après des bilans partiels qui pourraient être bien plus lourds, l'Azerbaïdjan ne communiquant pas les décès parmi ses troupes. Toujours selon l'AFP, l'Azerbaïdjan semble avoir conquis quelques territoires, sans avoir gagné un avantage significatif sur les séparatistes qui tiennent les montagnes.

Dans la région du Haut-Karabakh, une bonne partie de la population civile a été évacuée, mais celle qui est restée sur place se terre dans des abris. "A Stepanakert [la capitale du Haut-Karabakh pour les indépendantistes], c'est difficile pour la population civile. Les habitants ont des abris de fortune, mais pas de vrais bunkers pour les protéger", témoigne la journaliste de France 2 Maryse Burgot dans ce reportage réalisé début octobre. 

"Je n'ai pas vu d'enfants, parce qu'ils ont été évacués vers Erevan [la capitale de la République d'Arménie], mais il y a encore beaucoup de femmes qui sont restées auprès de leur mari ou de leurs fils", explique-t-elle à franceinfo (elle raconte aussi, sur Instagram, un moment particulièrement émouvant qu'elle a vécu en marge de ce reportage). Enfin, après près de trois semaines de combats, les conséquences humanitaires s'annoncent déjà graves : "Des centaines de milliers de personnes sont affectées dans la région", selon le Comité international de la Croix-Rouge.

Quel rôle joue la Turquie ? 

Ankara, qui s'est dit prête, dès le 28 septembre, à soutenir Bakou "par tous les moyens", est soupçonnée depuis longtemps d'attiser les braises. Ses initiatives "créent des interrogations", s'étonnait, dès janvier, l'ambassadeur Stéphane Visconti, dans un euphémisme diplomatique. Pour Gaïdz Minassian, spécialiste de la région et expert associé au Ceri, les Turcs sont venus "renverser la table" pour s'inviter à la table des négociations.

La Turquie est rentrée dans cet espace du Caucase pour bousculer la Russie dans son arrière-cour.

Gaïdz Minassian, spécialiste du Caucase et de l'Asie centrale

à franceinfo

Ce nouveau front s'inscrit dans la droite ligne des "aventures lancées par la Turquie en Syrie, puis en Libye", estime de son côté une autre chercheuse, Taline Ter Minassian, spécialiste des Etats post-soviétiques et enseignante à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), jointe par franceinfo. "Le resserrement (...) des liens (...) entre la Turquie et l'Azerbaïdjan est à mettre au crédit des récentes visées expansionnistes du président Erdogan qui, sur tous les fronts, de la Syrie à la Libye, semble poursuivre les chimères du défunt Empire ottoman", précise-t-elle dans le magazine en ligne The Conversation.

Cet appui turc à l'Azerbaïdjan passe notamment par "un soutien militaire important, même si 68% des matériels utilisés par Bakou sont d'origine russe", remarque Le Figaro (article abonnés). Outre les armements, la Turquie a aussi été accusée d'envoyer des miliciens syriens pour aider l'Azerbaïdjan, ce qu'elle dément. Si le président Emmanuel Macron a qualifié ces hommes de "jihadistes", il s'agit plutôt de "mercenaires", rectifie le journaliste de France 24 et spécialiste des mouvements jihadistes Wassim Nasr.

Comment la Russie réagit-elle ?

Il est probable que Moscou n'apprécie guère cette incursion turque dans son pré carré, qui vient contrecarrer son rôle de médiateur entre les deux anciennes républiques soviétiques. Un rôle de médiateur d'ailleurs difficile : la trêve récente négociée sous son égide n'a jamais été respectée. Mais les Russes sont pragmatiques, note Clément Therme. 

Les Russes sont réalistes. Ils ne veulent pas forcément résoudre le conflit, mais le geler, faire baisser son intensité.

Clément Therme, spécialiste de l'Asie centrale et du Caucase

à franceinfo

La Russie veut éviter, surtout, un degré de tension tel qu'elle soit contrainte de faire jouer l'alliance militaire avec l'Arménie, où elle dispose d'ailleurs de deux bases militaires. Les deux pays, relève le Sénat, sont en effet liés par un traité de défense qui oblige Moscou à défendre l'Arménie si elle est attaquée (dans le cadre de l'Organisation du traité de sécurité collective, qui se veut le pendant de l'Otan). 

Et quelle est la position de l'Iran voisin ?

Une autre puissance régionale est plutôt discrète, mais néanmoins inquiète, avec des intérêts à rebours de ceux de la Turquie. Dans ce jeu d'échecs compliqué, l'Iran chiite soutiendrait en effet davantage l'Arménie chrétienne, avec laquelle il a de forts liens économiques et historiques, que les Azerbaïdjanais, pourtant majoritairement chiites.  

Mais pour Téhéran, qui essaie, comme Moscou, de ménager les deux parties, le dossier est délicat "car il y a une forte minorité azérie présente en Iran" qui peut être sensible aux secousses voisines, explique en substance Clément Therme. 

L'Iran est pris en tenailles : d'un côté, il soutient le droit à l'intégrité du territoire, car il redoute les séparatismes, et de l'autre, il craint le panturquisme, c'est-à-dire la volonté d'union entre les peuples turcophones.

Clément Therme

à franceinfo

Dernier point qui fâche Téhéran : les ventes d'armes israéliennes à Bakou. Selon Le Monde (article abonnés), il existe "un faisceau de preuves parcellaires indiquant qu'Israël a pu livrer récemment du matériel militaire à Bakou, et que les forces azerbaïdjanaises ont pu user de drones israéliens dans leurs opérations dans le territoire séparatiste caucasien". Pour Israël, note encore le journal, Bakou est "un partenaire stratégique", mais surtout "un poste d'observation pour le renseignement israélien, à la frontière avec le grand rival régional iranien".

Quelle sortie de crise est envisageable ?

Difficile à dire, alors que l'heure semble plutôt à l'escalade. Théoriquement, la balle est dans le camp du groupe de Minsk, où règne une bonne entente entre les coprésidents français, américain et russe, selon les dires de l'ambassadeur Stéphane Visconti en janvier, devant les sénateurs. Les trois pays ont d'ailleurs appelé, en vain, les belligérants au cessez-le-feu.

C'est un exemple unique (...) où les Etats-Unis, la Russie et la France travaillent conjointement, sans tenir compte des contingences géopolitiques.

Stéphane Visconti, ambassadeur

pendant une audition au Sénat en janvier

Mais un nouvel acteur s'est invité pour réclamer avec insistance une place privilégiée dans la discussion : la Turquie, qui dénonce déjà depuis longtemps "un club chrétien" et "peu impartial", selon Stéphane Visconti. Ankara a donc proposé, mercredi 14 octobre, des "pourparlers à quatre" avec la Russie et les deux parties prenantes (séparatistes arméniens et Azerbaïdjanais). Une manière d'évincer Français et Américains et d'acter l'impuissance du groupe de Minsk, médiateur historique du conflit depuis trente ans. A moins de trois semaines de l'élection présidentielle aux Etats-Unis, il n'est pas sûr que les Américains réagissent pour s'investir dans le (lointain) conflit du Haut-Karabakh. Russie et Turquie deviendraient donc les seuls arbitres du conflit.

Parallèlement, partout dans le monde, les communautés arméniennes donnent de la voix pour dénoncer les exigences de cette Turquie qui refuse toujours de reconnaître le génocide perpétré il y a un siècle. Et elle se mobilise en France pour obtenir la reconnaissance de la république autoproclamée du Haut-Karabah sous le nom de République d'Artsakh. Un appel rejeté mardi 13 octobre par le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, au nom de la nécessaire "impartialité" de la France en tant que "médiateur".

Ouh là, ça a l'air compliqué ! Vous me faites un résumé ?

Dans le Caucase, la région du Haut-Karabakh, peuplée d'Arméniens, mais faisant partie de l'Azerbaïdjan, a proclamé son indépendance en 1991, lors de l'éclatement de l'URSS. Ce séparatisme a été jugé intolérable par la République d'Azerbaïdjan, qui a envoyé l'armée, mais s'est heurtée à la résistance des habitants du Haut-Karabakh, soutenus par l'Arménie voisine. Le conflit a fait 30 000 morts et des centaines de milliers de déplacés, mais la région est devenue indépendante de fait, sans être reconnue par la communauté internationale. En 1994, un cessez-le-feu a défini une ligne de démarcation entre les deux zones.

Malgré des combats qui éclataient régulièrement, la situation semblait plus ou moins stabilisée depuis. Mais la tension est remontée depuis le début de l'année 2020, sous l'effet de multiples facteurs (crise économique, montée des nationalismes, exigences croissantes de la Turquie…). Un dernier bilan fait état de plus de 600 morts depuis le début des combats fin septembre. La sortie de crise n'a rien d'évident. Elle passera par la reprise des négociations entre protagonistes et médiateurs internationaux, mais Ankara exige de jouer un plus grand rôle dans ce "pré carré russe", selon les spécialistes. Quant aux Etats-Unis, il est peu vraisemblable qu'ils se mêlent de ce conflit lointain, à quelques semaines de l'élection présidentielle.

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