Au Raincy, l'émouvante histoire de l'école qui a survécu au génocide arménien
Fondée à Constantinople en 1879, l'école Tebrotzassère a fui le génocide arménien de 1915 pour trouver refuge dans cette ville de Seine-Saint-Denis.
Ils sont quatre, assis en classe à l'heure de la récré. Alors que leurs camarades jouent dans la cour de l'école franco-arménienne Tebrotzassère, David, Chiara, Marie et Tatoul planchent avec leur professeur d'arménien sur "une sorte de Questions pour un champion", un concours de culture générale commun aux écoles arméniennes d'Ile-de-France. Le thème de cette année, le génocide, les motive particulièrement. C'était il y a tout juste cent ans, en 1915, mais cet événement continue d'occuper une place importante dans la vie de ces collégiens du Raincy (Seine-Saint-Denis).
"Mon arrière-grand-père avait tellement peur d'être assassiné et déporté, qu'il n'a jamais voulu donner son nom et qu'il l'a oublié", raconte Chiara, 13 ans. C'est la police turque qui rebaptise le jeune orphelin arménien et son frère. Des gens du village croient reconnaître le "fils du gaucher", Solatoglu sera donc son nouveau nom. "Dans la famille de ma mère, on ne connaît plus notre vrai nom, celui d'avant le génocide", regrette la jeune fille.
"En niant, les Turcs continuent leur génocide"
La famille de Tatoul, 13 ans, a elle aussi changé de nom à cause du génocide. Son arrière-grand-père était l'un de ces volontaires qui ont pris les armes contre l'Empire ottoman. "Son prénom était Movses, mon nom de famille a été changé en Movsisian. Ma grand-mère et la génération des survivants ont décidé de faire ça pour honorer sa mémoire", raconte le jeune garçon. Un récit qu'il a consigné dans un petit livre qu'il compte donner à ses enfants.
Ce passé, ces collégiens veulent le défendre à tout prix, quitte à faire des heures supplémentaires pour affûter leurs arguments. "J'apprends aussi pour pouvoir répondre aux gens qui disent que le génocide n'a pas eu lieu", confie David, 15 ans. L'ado assure qu'à Pantin (Seine-Saint-Denis), où il habite, des "gens de [son] âge", qui ne sont pas Arméniens, ne croient pas au génocide. Et l'attitude de la Turquie les révolte. "En niant, les Turcs continuent leur génocide, ils nous tuent moralement et psychologiquement", abonde Marie, 14 ans.
Une école devenue orphelinat
Tatoul, Chiara, Marie et David n'étudient pas dans une école ordinaire. Fondée en 1879 à Ortakoy, dans la banlieue de Constantinople (actuelle Istanbul), Tebrotzassère est la plus ancienne école arménienne de France. Son histoire se mêle intimement à celle du génocide. Dans la cour, un Khatchkar, une "pierre à croix" sculptée en Arménie, rend hommage aux victimes de tous les génocides.
Dans la cantine de la nouvelle école maternelle, inaugurée en janvier, des photos des massacres et des rescapés dominent les tables. Certaines sont émouvantes. D'autres, très dures. "Nos enfants sont nés avec cela, c'est leur histoire, ils y sont habitués", explique Anahid Avedissian, vice-présidente de l'association des Dames arméniennes, qui gère l'école.
A côté de ces photos, des listes de noms. Ceux des orphelines accueillies par l'école à partir des premiers massacres antiarméniens et du génocide de 1915. "C'était une école normale, qui formait des institutrices pour enseigner l'arménien. Petit à petit, avec les aléas de l'histoire, on a commencé à accueillir des orphelines", raconte Anahid Avedissian. Incendié à deux reprises pendant cette période, l'orphelinat continue malgré tout à recueillir les enfants des victimes du génocide à Constantinople, jusqu'en 1922. Cette année-là, l'école fait le choix de l'exil, d'abord à Salonique (Grèce), puis à Marseille (Bouches-du-Rhône), avant d'arriver au Raincy, en 1928.
"Quand j'ai vu le nom de ma mère,
cela a été un grand moment d'émotion"
Le nom d'Alice Altoun Krikorian, née en 1911 dans la région de Kharpout, figure dans cette liste. Ara Krikorian, son fils, l'a retrouvé lors de son passage à l'école, il y a quelques semaines. "Quand j'ai vu le nom de ma mère, cela a été un grand moment d'émotion. Je ne suis pas un grand émotif, mais là, ça m'a fait vraiment plaisir", confie l'écrivain et éditeur. Sa mère et sa tante sont arrivées à Tebrotzassère en 1924. "On ne sait pas bien comment elles ont traversé le génocide, elles n'en disaient trop rien, par pudeur ou ignorance", retrace le fils.
Exilée en France, l'un des rares pays à accepter d'accueillir les rescapés des massacres, Alice Altoun Krikorian a retrouvé Tebrotzassère au Raincy en 1954, en tant qu'enseignante. "Il y a un attachement, un amour pour cette école, une vraie fierté d'y avoir été scolarisé", explique Ara Krikorian, qui fut lui-même élève dans ce collège. "Quand on est passé à côté de la mort, mais que l’on vit dans un pays comme la France, avec de quoi manger et étudier, c’est assez extraordinaire", justifie-t-il.
"Ce n'est plus un orphelinat, c'est un lieu de vie"
Aujourd'hui, l'école Tebrotzassère "n'est plus un orphelinat, c'est un lieu de vie", se félicite son directeur, Haïg Sarkissian. De la maternelle au collège, 240 élèves, filles et garçons, venus de toute l'Ile-de-France grâce à la flotte de minibus de l'établissement, y sont scolarisés. Un lycée est en projet. Ce ne sont plus des orphelins, ni même des enfants d’orphelins. Mais l’enseignement de cette histoire douloureuse tient toujours une place primordiale dans cette école sous contrat avec l'Etat.
Outre le cursus classique de l'Education nationale, les élèves de Tebrotzassère étudient la langue arménienne et l'histoire du peuple arménien. C'est dans cette matière que sont abordés, en classe de 3e, les événements de 1915. "C'est peut-être le seul sujet qui prédomine dans l'espace arménien, dans les familles, les associations et les centres culturels", analyse l'une des enseignantes, Nora Baroudjan, qui constate un intérêt "beaucoup plus grand" de ses élèves pour le génocide.
"Il ne faut pas tout accepter sans se poser de question"
"On entend beaucoup de choses, donc c’est difficile pour eux de faire le tri", estime l'enseignante, qui regrette "l'indifférence du programme" classique de l'Education nationale sur cette question, brièvement abordée en classe de 3e. Le travail de Nora Baroudjan consiste donc principalement à répondre aux questions. "Ils en ont beaucoup, notamment sur les raisons du génocide", constate-t-elle. La professeure essaie également de leur inculquer un "esprit critique" sur ce sujet délicat. "Ce n'est pas un sujet totalement enquêté, fini, terminé (...) Il ne faut pas tout accepter sans se poser de question", estime-t-elle.
En cette année du centenaire, le génocide déborde le cadre du cours d'histoire. "Chacun s'est mobilisé pour faire avec les élèves un travail autour de ce sujet dans sa matière", explique le directeur adjoint, Alexandre Malekazarian. La chorale de l'école chantera La Marseillaise et l'hymne arménien le 25 avril, pour le traditionnel dépôt de gerbes.
Les 6e et les 5e ont fabriqué en cours de technologie des maquettes du Dzidzernagapert, le mémorial d'Erevan, du mont Ararat ou de l'Eglise des Saints-Martyrs de Deir Ezzor, détruite par le groupe Etat islamique fin 2014. En histoire, français et arménien, tous les élèves sont invités à réaliser l'arbre généalogique de leur famille. "Souvent, ils s'arrêtent quelque part en 1915", regrette Zepur Mehrabi, l'enseignante de langue arménienne.
C'était il y a cent ans, mais le temps s'est comme arrêté sur ce petit bout du Raincy où se trouve Tebrotzassère. "Je vis chaque jour le génocide. Quand je regarde les yeux des enfants le matin, je le vois, confie Haïg Sarkissian. Alors ici, on donne le savoir, la joie, l'espoir." Pour le centenaire, le directeur aimerait que "l'école montre qu'elle existe, qu'il y a une vie malgré le génocide". "L'objectif des Turcs n'a pas abouti, insiste Anahid Avedissian. On est toujours vivants".
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