#AlertePollution : dans l'Aube, une prison rejette médicaments et matières fécales dans un ruisseau baptisé "la Merdeuse"
Dans le cadre de notre enquête participative, un internaute nous a signalé le cas de la prison de Clairvaux. Depuis des années, cette vieille maison centrale, qui n'est raccordée à aucun réseau d'assainissement, rejette ses eaux usées directement dans la nature.
#AlertePollution
Rivières ou sols contaminés, déchets industriels abandonnés… Vous vivez à proximité d’un site pollué ?
"La Merdeuse". En lisant le millier de signalements que vous nous avez envoyé dans le cadre de l'enquête participative #AlertePollution, le nom singulier de ce cours d'eau de l'Aube nous a fait tiquer. "Au niveau de la centrale pénitentiaire de Clairvaux, rejet direct des eaux usées de tout l'établissement directement dans un cours d'eau (dénommé 'la Merdeuse') sans aucun traitement préalable", nous écrit ce lecteur. Au téléphone, Gilles Noël, le maire de Ville-sous-la-Ferté, la commune où est située la prison, confirme que tout est vrai dans ce signalement. "Ce ruisseau est en fait le conducteur des déchets produits par le personnel et les habitants de la prison. Tout se retrouve dans l'Aube", explique-t-il.
Installée dans une ancienne abbaye, la prison n'a jamais été raccordée à la station d'épuration de la commune, mise en service en 1992 et pourtant calibrée pour accueillir ses rejets. Les eaux usées produites par l'établissement, qui a accueilli des détenus aussi célèbres que le terroriste Carlos ou le tueur en série Guy Georges, sont traitées comme l'étaient celles des moines cisterciens, occupants des lieux jusqu'en 1804 : une fois la chasse tirée, tout part dans le cours d'eau. "'La Merdeuse', de mémoire d'homme, on l'a toujours appelé comme ça", poursuit Gilles Noël. Le cours d'eau porte ce nom jusque dans le très officiel plan local d'urbanisme de la commune.
"Cela fait dix ans que je ramasse des médicaments"
Dans ces eaux usées, il y a des matières fécales non traitées bien sûr, mais aussi tout ce que les détenus jettent dans les toilettes. En 2009, Jean-Jacques Skiba a commencé l'exploitation hydroélectrique du barrage des forges de Clairvaux, en aval de l'endroit où "la Merdeuse" débouche dans l'Aube. Très vite, il fait de drôles de découvertes. "Cela fait dix ans que je ramasse des médicaments, comme de la Dépakine, mais aussi des préservatifs, des milliers de cotons-tiges, des sachets de thé ou de café lyophilisé", énumère-t-il, en précisant que son ouvrage n'arrête pas tout. Cet écologiste revendiqué n'en "revient pas" que franceinfo se penche sur le problème : "J'avais écrit à un média national il y a quelques années et il ne s'était rien passé."
Ça me révolte. Depuis toutes ces années, vous avez plein de cachets de médicaments qui se sont dissous dans l'eau.
Jean-Jacques Skiba, exploitant du barrage de la Forge basse de Clairvauxà franceinfo
Jean-Jacques Skiba s'inquiète de la qualité de l'eau. Président de la fédération départementale de pêche de l'Aube, Benoît Brevot se veut plus rassurant, même s'il juge que la "pollution diffuse" est un "problème important". "Le poisson du coin, j’en consomme de temps en temps et je n’ai jamais eu de soucis de santé, explique-t-il. Le pire, c’est la pollution visuelle, ça ne donne pas envie aux gens d’aller pêcher, ça nous cause un préjudice par rapport à nos adhérents."
Contactée sur ce sujet, l'Agence régionale de santé (ARS) indique que "la recherche de substances médicamenteuses n’est pas à ce jour intégrée dans le contrôle sanitaire réglementaire des eaux potables". Vu la situation particulière des lieux, des recherches ont été réalisées en 2014 sur les captages d'eau de Ville-sous-la-Ferté, dans une nappe alluviale (souterraine, sous le fleuve) à 400 m de l'embouchure de "la Merdeuse" et dans la commune de Bayel. "Les analyses ont porté sur une vingtaine de substances. Aucune n'a été détectée", indique l'ARS, tout en précisant que les méthodes d'analyse des résidus médicamenteux sont encore "non stabilisées et non normalisées pour de nombreuses molécules". La baignade est en revanche interdite sur deux sites en aval de la prison "depuis plusieurs années pour des raisons liées à la qualité microbiologique".
"Ils m'ont pris pour un con"
Dès 2009, Jean-Jacques Skiba avertit la direction de la prison. "Ils m'ont pris pour un con et ils n'ont jamais rien fait", peste aujourd'hui l'exploitant du barrage. Notre interlocuteur estime que le poids de la prison dans l'économie locale – environ 200 emplois dans une commune de 1 000 habitants – permet à ses dirigeants de faire l'autruche. "Tout le monde a quelqu'un de sa famille qui travaille à la prison, il y a une omerta", regrette-t-il. France 3 Champagne-Ardenne et L'Est Eclair s'étaient pourtant emparés du sujet en 2014.
Mais l'administration pénitentiaire n'avait pas daigné leur répondre à l'époque et la situation n'a pas changé depuis. "La seule modification qu'il y a eue, c'est la réduction de la population pénale. Les flux doivent être moins importants", précise le maire, Gilles Noël. La prison centrale, d'une capacité maximum de 240 détenus, n'en compte plus qu'une soixantaine. Une réduction des effectifs, qui prépare sa fermeture, annoncée pour 2022.
Les explications confuses de l'administration pénitentiaire
Contactée par franceinfo, l'administration pénitentiaire reconnaît le problème, mais rejette la responsabilité sur le village. "L'assainissement est assez récent dans la commune et à partir du moment où il s'est fait, quand Jean-Jacques Urvoas était ministre de la Justice (2016-2017), la question de la fermeture était sur la table. Ce raccordement aurait coûté plusieurs millions d'euros, c'est une question basique d'argent public", justifie-t-on, en oubliant un peu vite que la station d'épuration a été mise en service 25 ans avant l'annonce de la date de fermeture.
Des justifications qui choquent Benoît Brevot. "C'était largement finançable", conteste celui qui est aussi secrétaire de mairie à Ville-sous-la-Ferté. Surtout, être raccordé à un système d'assainissement est obligatoire. "Moi, ce que je regrette en tant que responsable associatif d’une structure agréée pour la protection de l’environnement, c’est que l’Etat donne des leçons, mais ne les applique pas à lui-même, poursuit le président de la fédération départementale de pêche. Ce serait une industrie, un agriculteur ou un particulier, il y aurait déjà eu des PV, des mises en demeure... Mais on a jamais vu l'Etat se verbaliser lui-même." Il espère que le prochain occupant de l'ancienne abbaye de Clairvaux mettra les lieux aux normes.
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