"C'est un désastre écologique !" : dans le sud de l'Espagne, la Mar Menor et ses poissons meurent sous les yeux des habitants
Alors que la COP25 s'ouvre en grande pompe à Madrid, la plus grande lagune d'eau salée d'Europe voit disparaître sa biodiversité.
"Avant, il y avait une plage magnifique ici." Face à la Mar Menor, Ramon Pagan, 65 ans, remue ses souvenirs d'enfance. "Mon grand-père avait une petite maison au bord de l'eau, se remémore-t-il, en montrant du doigt les fondations encore visibles au sol. J'ai joué ici, j'ai profité de cette mer, j'ai exploré les fonds marins avec les premières lunettes de plongée." Mais aujourd'hui, les abords de cette lagune d'eau salée sont remplis d'algues, l'eau est trouble et 80% de la faune et de la flore sous-marines est morte, selon l'Institut océanographique espagnol. "Je suis amoureux de la Mar Menor, mais là, j'ai envie de pleurer", glisse l'ingénieur chimiste à la retraite.
En quelques décennies, "la plus grande piscine d'Europe", située près de Murcie, dans le sud-est de l'Espagne, a perdu de sa superbe. Des buildings ont poussé tout le long du fin cordon littoral qui la sépare de la Méditerranée et des serres agricoles ont colonisé la campagne environnante. Un long processus de dégradation écologique qui a explosé à la figure du monde le 12 octobre dernier. Des centaines de milliers de poissons morts sont brusquement remontés à la surface, agonisant dans une eau sans oxygène. Une catastrophe pour la biodiversité de tout le continent européen, qui s'est déroulée à quelques centaines de kilomètres de Madrid, où s'ouvre la COP25, lundi 2 décembre.
Ce samedi d'octobre, des daurades, des anguilles, des bars, des soles, sont retrouvés morts sur plusieurs kilomètres de plage, au nord de la lagune. Au total, pas moins de six tonnes de poissons ont été ramassées et jetées. "Les gens me demandaient : 'Qu'est-ce qu'on peut faire ? On ne peut pas les laisser comme ça !', se remémore Pedro Garcia, figure locale de la lutte écolo, reconnaissable à ses longs cheveux gris. Mais il n'y avait plus rien à faire. Certaines personnes pleuraient. Moi, j'ai ressenti beaucoup de tristesse, mais surtout beaucoup de rage !"
Une longue dégradation
Que s'est-il passé ? Pour résumer la situation, la Mar Menor s'est remplie de milliers de tonnes d'eau douce, de boue et de résidus à la suite des inondations exceptionnelles du mois de septembre qui ont submergé la région. Les nitrates contenus dans ces liquides ont fait exploser la quantité de phytoplanctons, des algues qui vivent en suspension dans la mer. L'eau est alors devenue opaque, et l'oxygène a commencé à manquer, asphyxiant une grande partie des espèces vivantes. Voilà pour les explications techniques, mises en avant par les autorités dans leurs communiqués.
Depuis, le puissant conseil régional de Murcie, bastion du Parti populaire (PP), la droite espagnole, se veut rassurant pour le tourisme : "Il est très important de rappeler que l'eau de la Mar Menor n'est pas contaminée, indique le service de communication. Les données sur l'oxygène sont très positives, et le niveau de phytoplanctons diminue de semaine en semaine." Sur place, les plages ont été nettoyées et on aperçoit même quelques bateaux de pêcheurs à l'horizon. En clair : "Circulez, il n'y a rien à voir." Mais ce n'est pas l'avis des organisations écologistes de la région, qui tirent la sonnette d'alarme depuis des années.
Les inondations de septembre, c'est l'étincelle qui a fait exploser la bombe, mais le problème est bien plus ancien et complexe.
Ramon Pagan, militant du Pacte pour la Mar Menorà franceinfo
En réalité, cela fait des années que la qualité de l'eau de la Mar Menor se dégrade. En 2016, déjà, la mer s'était transformée en une gigantesque "soupe verte", en raison d'un phénomène semblable à celui de ce mois d'octobre. Mais l'eau était redevenue transparente quelques mois plus tard, grâce à la régénération de la lagune. Trois entrepreneurs du secteur touristique s'étaient même jetés à l'eau pour prouver au monde entier que tout allait bien. "On a été beaucoup critiqués pour avoir osé parler des problèmes de la Mar Menor", raconte Ramon Pagan, militant de la plateforme citoyenne Pacte pour la Mar Menor.
"Ils ont construit partout"
Devant le marché aux poissons de San Pedro del Pinatar, on tente aussi de faire bonne figure. Ici, pas moins de 150 familles vivent de la pêche, et certains n'ont pas touché d'indemnités à la suite des événements des derniers mois. C'est le cas de Felipe, 29 ans, qui partage une assiette de calamars avec son collègue David. "On est obligé de reprendre la pêche pour vivre. Et on trouve du poisson !", rassure-t-il d'emblée, avant de repartir sur son embarcation.
La situation est toutefois moins idyllique que celle décrite. "Le fond de la mer a changé. Il n'y plus aucune lumière qui passe. On ne voit rien", relève David, 24 ans. "C'est vrai que c'est la première fois que je vois autant de poissons morts", reconnaît de son côté Angel, 74 ans. Parole d'ancien pêcheur qui a commencé à naviguer à la fin des années 1950. "A l'époque, le bar où nous sommes n'existait pas. C'était la mer. On garait notre bateau plus loin, là où passe la route désormais. Mais depuis, ils ont construit partout", explique-t-il. Et cette urbanisation sans bornes a profondément dégradé la lagune.
Une virée sur l'autoroute jusqu'à La Manga achèvera de convaincre les sceptiques. Sur cette fine bande de terre qui sépare la Mar Menor de la Méditerranée, les immeubles ont poussé comme des champignons. La grande avenue principale a même des airs de Floride. Des ports et des plages artificielles ont été créés de toutes pièces. Et certains complexes hôteliers ont les pieds dans l'eau.
Ici, le développement s'est fait avec un seul objectif : gagner de l'argent. On n'a pas du tout pris en compte les limites environnementales.
Oscar Esparza Alaminos, WWFà franceinfo
En été, ils sont ainsi plus de 500 000 à se masser autour de cette piscine naturelle. "Le problème, c'est que le système des égouts ne fonctionne pas bien. Dès qu'il y a des pluies importantes, tout déborde. Et maintenant, il y a des pluies exceptionnelles tous les ans", analyse Ramon Pagan. Une étude (en espagnol) a ainsi estimé que 15% de la contamination de l'eau provenait du secteur urbain.
L'agriculture intensive dans le viseur
Mais le principal responsable de ce désastre écologique se trouve de l'autre côté de l'autoroute. Là, une mer de serres blanches et des champs à perte de vue font face à la réserve d'eau salée. Depuis les années 1980, la région, autrefois aride et caillouteuse, s'est transformée en miracle agricole. "Ici, les multinationales de l'agriculture intensive font quatre récoltes par an !", explique Ramon Pagan. Et pour arriver à ce résultat, il leur faut énormément d'eau. Même les circuits géants d'irrigation n'arrivent pas à suivre le rythme. Alors, des centaines de puits illégaux ont vu le jour, ainsi que plusieurs dizaines de centres de désalinisation de l'eau, tout aussi hors-la-loi, selon les ONG.
Ces installations remplissent en permanence des canaux d'irrigations, dont les eaux usées, bourrées de fertilisants et d'engrais chimiques, terminent directement dans la Mar Menor. Oscar Esparza Alaminos, biologiste marin chez WWF, nous emmène voir l'un de ces canaux. Après avoir enjambé une barrière routière, il pointe du doigt la rambla de El Albujón, remplie de végétaux. "L'eau que vous voyez, ce n'est pas de l'eau de pluie, mais les résidus de désalinisation et l'eau usée des surfaces agricoles", explique ce spécialiste des océans.
Une responsabilité politique
Ces entrées massives de nitrates dérèglent profondément la Mar Menor. De quoi provoquer une perte inestimable de biodiversité dans ce parc naturel, classé site Ramsar et réseau Natura 2000. "La Mar Menor est très bien protégée au niveau international… mais seulement sur le papier ! Dans les faits, aucune norme n'est respectée. C'est un désastre écologique !", se lamente Oscar Esparza Alaminos, avant d'énumérer les espèces en voie d'extinction qui avaient trouvé refuge dans la lagune. Cette absence de contrôle et d'actions politiques est d'ailleurs pointée du doigt par de nombreux observateurs.
L'administration a toujours favorisé les intérêts économiques plutôt que l'intérêt général.
Oscar Esparza Alaminos, WWF,à franceinfo
Dans le bar des pêcheurs de San Pedro del Pinatar, on baisse la voix pour parler de la gestion de la mer par la région. Un sourire gêné et entendu barre le visage d'Angel quand la question politique est abordée. D'autres ont moins de pudeur. "Avant 2016, les autorités ne faisaient rien, tranche Ramon Pagan. Face à la crise, ils ont été obligés, par l'opposition, à adopter une loi d'urgence qui vient tout juste d'entrer en vigueur et n'a pas encore porté ses fruits."
Il y a bien eu quelques descentes de police pour fermer des puits et des centres de désalinisation illégaux, mais le compte n'y est pas selon les associations. "Le gouvernement régional est passé outre la loi et a permis les mauvaises pratiques agricoles qui sont devenues habituelles", attaque Greenpeace. Le conseil régional, lui, renvoie la balle au gouvernement dirigé par leur opposant socialiste Pedro Sanchez et à l'Union européenne.
Mobilisation pour la COP25
La prise de conscience pourrait passer directement par les citoyens. Le 30 octobre, plus de 50 000 personnes ont manifesté dans les rues de Carthagène, avec comme mot d'ordre : "SOS Mar Menor". Une mobilisation d'ampleur dans une ville d'un peu plus de 200 000 habitants. Une pétition a aussi dépassé les 300 000 signataires et des artistes ont pris la parole. Mais la bataille de l'opinion n'est pas gagnée. "Aux dernières élections, les habitants de la région ont voté majoritairement pour un parti qui n'a aucun programme sur l'écologie", se lamente Oscar Esparza Alaminos. Le 10 novembre, c'est le parti d'extrême droite Vox qui est arrivé en tête pour la première fois dans la région de Murcie.
Face à cette situation, plusieurs organisations et groupes de citoyens ont décidé de prendre les devants et d'aller faire entendre leur voix directement à Madrid. Des bus ont été affrétés pour rejoindre la COP25 début décembre. Une mobilisation plus qu'urgente pour Oscar Esparza Alaminos : "Nous sommes la première génération à se rendre compte des conséquences de l'activité humaine sur cet écosystème... et nous sommes la dernière à pouvoir faire quelque chose !"
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