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Cabane dans les arbres, froid glacial et barbelés... Bienvenue au Bois Lejuc, la forteresse des antinucléaires de Bure

Depuis l'automne, des militants antinucléaires vivent dans une forêt près de Bure (Meuse) pour lutter contre le projet d'enfouissement de déchets. Alors que le tribunal de grande instance de Bar-le-Duc se penche sur leur sort, mercredi, franceinfo est allé à leur rencontre.

Article rédigé par Thomas Baïetto
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
La barricade nord du Bois-Lejuc (Meuse), le 1er avril 2017. (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Accrochée au sommet de la tour, la banderole nargue le gendarme qui s'aventurerait sur ce chemin forestier. "Il n'y a pas de ZAD au Bois Lejuc. Bruno Le Roux", peut-on y lire. La reprise d'une affirmation de l'ancien ministre de l'Intérieur, lancée en février. "Ça nous fait marrer de mettre cette phrase sur ce qui ressemble quand même à une ZAD", se gausse H*, notre guide. De fait, l'enchevêtrement de pneus et de barbelés qui protège quelques cabanes en palettes rappelle les "zones à défendre" popularisées par la lutte contre l'aéroport Notre-Dame-des-Landes. Sur la droite, un pneu de tracteur nous souhaite la "bienvenue à la barricade nord".

Nous sommes à l'orée du Bois Lejuc, la ligne de front de la bataille contre le projet d'enfouissement de déchets nucléaires de Bure (Meuse). C'est dans cette région désertée, à cheval sur la Meuse et la Haute-Marne, que l'Andra, l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, prévoit de stocker, à 500 mètres de profondeur, les déchets produits par les centrales nucléaires françaises, si l'Etat lui en donne l'autorisation en 2018. Une "poubelle nucléaire", baptisée Cigéo, qui ne sera visible en surface qu'à deux endroits : la "descenderie" de Saudron (Haute-Marne), pour acheminer les déchets, et la "zone puits" du Bois Lejuc, pour les hommes et le matériel. Des ascenseurs et des cheminées d'aération doivent, ainsi, à terme, remplacer les hêtres, chênes et autres charmes de cette forêt feuillue de 220 hectares.

L'occupation, "un moyen incontournable"

Pour comprendre l'érection de cette barricade, il faut remonter quelques mois en arrière. En juin 2016, l'Andra commence à défricher la forêt pour la ceindre d'un mur de béton. Ces travaux préparatoires provoquent la colère des opposants, qui surveillent le projet depuis la "maison de la résistance", installée à Bure. Ils investissent une première fois la forêt, avant d'en être expulsés, le 7 juillet. Une victoire de courte durée pour l'Andra, qui est condamnée le 1er août pour non-respect du code forestier. Les anti-Cigéo en profitent pour reprendre pied dans le bois. "L'occupation est un moyen incontournable pour éviter la poursuite de ce comportement délinquant de l’Andra", plaide Maître Etienne Ambroselli. L'avocat défend, mercredi 5 avril devant le tribunal de grande instance de Bar-le-Duc, Sven Lindstroem. Ce Finlandais, qui a passé l'hiver dans le bois avant de rentrer dans son pays, est le visage juridique des occupants. C'est contre lui qu'a été déclenchée la procédure d'expulsion.

L'une des cabanes de la barricade nord, au Bois Lejuc (Meuse), le 1er avril 2017 . (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Dans sa petite cabane de tôles et de palettes, Cléa* confirme. "C’est parce qu’il y a eu l’occupation qu’on a pu entamer les actions juridiques, explique-t-elle, en remuant la poêlée de légumes qui mijote sur le réchaud. La 'légal team' et la 'team occupation' ne vont pas l'une sans l’autre". Tombée dans le "vortex de Bure" il y a un an, la jeune femme vit dans le bois depuis septembre, comme une vingtaine de personnes. Elle partage son temps entre lectures, musique, travaux de construction et activités militantes. "La vie ici me fait un peu penser à ce que j’ai connu en Afrique. C’est une vie plus statique, basée sur de petites discussions, des lieux restreints et un temps long", confie-t-elle.

Au bout d’un moment, tu ne sais plus quel jour on est et ça n’a plus d’importance. Le temps a une autre valeur.

Cléa, une habitante du Bois Lejuc

à franceinfo

L'hiver, rude au point de transformer l'huile d'olive en margarine, n'a pas entamé sa volonté, ni celle de ses camarades. "Tu te gèles parfois, mais tu t'y fais. Ton seuil de tolérance au froid s'abaisse", raconte-t-elle. Le secret est de multiplier les couches : cinq vêtements et trois chaussettes le jour, un duvet et cinq couvertures le soir. "Une nuit, ma cinquième couverture a gelé. Mais j'avais chaud en dessous", se souvient Cléa, vêtue, ce samedi d'avril, d'une polaire verte et d'un jogging gris.

La cuisine collective de la barricade nord, le 1er avril 2017 au Bois Lejuc (Meuse). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

"Notre objectif est de gagner du temps"

En s'enfonçant dans le bois, il suffit de lever la tête pour trouver une preuve supplémentaire de la détermination des opposants. Construite à la cime d'un arbre, la "cabane du levant" domine la forêt. Calé entre deux branches, l'occupant aux dreadlocks blondes qui l'habite accepte de répondre à quelques questions. Comment voit-il l'avenir de cette occupation ? "C’est difficile d’être pessimiste quand on vit là-hautC'est beau et inspirant, ce qu'on a réussi à construire ici. On fera ce qu'on peut, on verra bien", lance ce jeune homme de 24 ans, depuis son perchoir. 

La cabane du levant, le 1er avril 2017 au Bois Lejuc (Meuse). (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Si la justice ordonne l'expulsion du bois, il sera sans doute l'un des derniers délogés. Idéale pour regarder le soleil se lever sur le pays de Bure, cette cabane est avant tout un outil pour retarder l'intervention des gendarmes et l'avancée du projet. Dans les arbres comme dans les prétoires, toute la stratégie des opposants est tournée vers cet objectif. "Nous voulons gagner du temps jusqu’à un changement politique majeur ou jusqu'à instaurer un rapport de force favorable aux opposants, comme à Notre-Dame-des-Landes", explique H, en se frayant – en claquettes – un chemin dans le bois.

"Les élus ne pourront rien changer"

Mais quand ils évoquent un changement "politique majeur", ils ne pensent pas à l'élection présidentielle. Les discrètes prises de position de Jean-Luc Mélenchon ou Benoît Hamon contre le projet sont accueillies avec indifférence dans la forêt ou à la "maison de la résistance". "Je n'ai aucune idée de qui pense quoi et ça m'importe peu, tranche notre opposant perché. Les élus ne pourront rien changer dans le système actuel." Un point de vue largement partagé chez ces militants : "Regardez en Grèce, ils ont élu Tsipras, l’équivalent de Mélenchon. Et le gouvernement grec a quand même accepté le plan de la troïka [permettant le renflouement du pays via de nombreuses mesures d'austérité]", rappelle Cléa. 

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Cléa, une habitante du Bois Lejuc

à franceinfo

En août 2016, le passage de David Cormand, secrétaire national d'Europe-Ecologie-Les Verts, n'a pas laissé un bon souvenir. "Un ponte du parti soi-disant écologiste est venu alors qu’on ne l’avait jamais vu avant", se souvient l'une des opposantes, dans la grande cuisine de la "maison de la résistance", où une dizaine de personnes partagent un riz aux légumes parfumé au pesto à l'ail des ours.

Plus âgée que H ou Cléa, elle n'a pas oublié "que Dominique Voynet [alors ministre de l'Environnement du gouvernement Jospin en 1999] a signé le décret autorisant l’Andra à installer un laboratoire ici." Cette année, les tentatives d'approches de certains candidats, comme Benoît Hamon et Yannick Jadot, ont été sèchement reçues."Notre lutte n'est pas présidentiable : ingouvernés, nous serons ingouvernables !", se sont insurgés les opposants, dans une tribune au vitriol.

L'une des barricades qui hérissent les chemins aménagés par l'Andra dans le Bois Lejuc (Meuse), le 1er avril 2017. (THOMAS BAIETTO / FRANCEINFO)

Reste le rapport de force. Longtemps confrontés à l'omerta et à l'indifférence, les antinucléaires ont marqué des points au Bois Lejuc. Saisi par leurs soins, le tribunal administratif de Nancy a invalidé, en février, la vente de la forêt à l'Andra. La récente découverte, sur les lieux, d'espèces protégées, dont un chat sauvage, leur offre une nouvel angle d'attaque. "Depuis plusieurs mois, les opposants au projet Cigéo ont durci leurs actions médiatiquement, juridiquement et même physiquement, constate de son côté l'agence. Les recours systématiques font désormais partie de la vie du projet."

Président de l'association "Les Habitants vigilants" et kiné à Gondrecourt, Jean-François Bodenreider savoure ce sursaut avec prudence : "Les choses tournent bien pour nous. Ensuite, est-ce que ce sera suffisant ?" Derrière les barbelés de la barricade nord, Cléa anticipe un long combat, bien au-delà de la décision du tribunal sur leur sort, attendue dans quelques semaines. "La victoire contre le nucléaire, on la verra peut-être pas de notre vivant, juge-t-elle en roulant une cigarette. Mais on y aura participé".

* Les prénoms ont été modifiés à la demande de nos interlocuteurs.

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