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Déchets radioactifs : à Bure, les anti-nucléaires face à l'omerta et l'indifférence

Article rédigé par Thomas Baïetto - Envoyé spécial à Bure (Meuse)
France Télévisions
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L'entrée du laboratoire de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs à Bure (Meuse), le 17 février 2016. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Un ouvrier d'Eiffage est mort le 26 janvier au fond d'une galerie souterraine creusée dans le sous-sol de la Meuse. Francetv info s'est rendu sur ce chantier destiné à l'enfouissement de déchets nucléaires.

Il est un peu plus de midi, ce mardi 26 janvier. A 490 mètres sous terre, David, 42 ans, et deux de ses collègues creusent. Les trois hommes sont des salariés d'Eiffage, chargé par l'Andra, l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, du chantier de son laboratoire souterrain de Bure. C'est là, aux confins de la Meuse et de la Haute-Marne, que l'agence prépare l'enfouissement des déchets radioactifs produits par nos centrales nucléaires : le projet Cigéo.

Une nouvelle galerie est en construction. David et ses collègues viennent d'évider une niche pour accueillir le tunnelier. Ils boulonnent la paroi afin d'éviter qu'elle s'effondre, une "opération déjà réalisée des centaines de fois" selon les mots du patron de l'Andra devant l'Assemblée nationale, le 3 février. Mais ce jour-là, l'argile "glisse".

Ce sont quelques mètres cubes de terre. Le seul drame, c'est que le salarié était juste à cet endroit-là.

Pierre-Marie Abadie, patron de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs

le 3 février à l'Assemblée nationale

Un quatrième ouvrier, qui se trouvait un peu plus loin, tente de le dégager, se blessant légèrement aux mains. Mais il est déjà trop tard : sous l'éboulis, David est mort

Un tag contre le projet d'enfouissement de déchets nucléaires, le 17 février 2016 en Meuse. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Cet éboulement dans la "poubelle nucléaire" n'est pas passé inaperçu. Même s'il n'y a encore aucun déchet sur le site, les écologistes jugent qu'il remet en cause la fiabilité du projet. "Cela contredit la certitude et l'assurance comme quoi l’argile serait le meilleur coffre-fort possible", estime Corinne François, de l'association Bure Stop, interrogée par francetv info. Proche des écologistes, le géologue Antoine Godinot voit dans cet accident une piqûre de rappel. "L'argile est une roche fragile, même si l'Andra a essayé de nous faire croire que c'était du granit", ironise-t-il. "Cela s'écroule quand vous creusez, et cela s'écroulera plus tard quand le béton des galeries va pourrir, poursuit-il. Et que va-t-il se passer à long terme ?" Il craint que ces déchets, dont la durée de vie se compte en centaines de milliers d'années, ne contaminent les nappes phréatiques et la terre.

"Il n'y a pas de raison de remettre en cause l'ensemble du programme"

L'Andra se pose moins de questions. "Il n’y a pas de raison que l’on remette en cause l’ensemble du programme", indique le directeur du site, Jean-Paul Baillet, devant les caméras. Une semaine plus tard, à l'Assemblée nationale, Pierre-Marie Abadie rappelle que l'accident s'est produit sur une galerie inachevée, alors que les déchets seront stockés dans des trous "entièrement revêtus" de béton. "Si nous avions été en exploitation, il est bien évident que c'est un endroit où il n'y aurait pas eu de déchets", souligne-t-il.

A l'intérieur du laboratoire souterrain de l'Andra à Bure (Meuse), le 28 juin 2011. (JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP)

L'agence n'en dira pas d'avantage. "Nous avons pour consigne de ne pas nous exprimer sur le sujet tant que l'enquête est en cours", explique-t-on au service communication. Confiée le 8 février à un juge d'instruction, elle s'oriente pour le moment vers un défaut de matériel, selon le procureur de Bar-le-Duc. Un ouvrier qui se trouvait dans la galerie au moment de l'accident n'est pas plus loquace. "C'est un accident de chantier, martèle-t-il. Ce n'est pas la faute de l'AndraC'est comme si vous demandiez à un charpentier de venir chez vous et qu'il se tuait."

"Ne vous fatiguez pas trop, vous n'arriverez à rien"

Cette opacité ne surprend pas les syndicats. "Ne vous fatiguez pas trop, vous n'arriverez à rien, glisse un cadre de la CFTC. Sur cet accident, c'est le silence absolu. Cela va être comme la dernière fois". Lors du précédent accident mortel, en 2002, il avait tenté d'accompagner la famille de la victime dans une procédure contre l'entreprise. "Il y a eu des interférences et elle a coupé tout contact du jour au lendemain", se souvient-il. 

Le maire de Chassey-Beaupré (Meuse), Gilles Gauluet, le 17 février 2016. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

L'accident a fait les gros titres de la presse régionale. Mais il n'a pas provoqué de réaction particulière dans les petits villages qui entourent le site. "Toutes les grandes entreprises ont des accidents de chantier, c'est classique, balaye Gilles Gauluet, maire de Chassey-Beaupré et ardent partisan du projet. Le seul risque par rapport à Cigéo, ce sont les opposants qui nous emmerdent". "Si l’accident s’était produit ailleurs qu’à l’Andra, on n'en parlerait pas", abonde Antoine Allemeersch, l'édile de Cirfontaines-en-Ornois.

"Ce projet, on fait avec"

Les mains dans les poches de sa blouse verte d'agriculteur, Gérard Antoine, le maire de Bure, ne s'inquiète "pas plus que ça". "Quand on fait des trous, il y a toujours des morts", lâche-t-il. Même s'il juge avoir été "roulé dans la farine" au départ – d'autres laboratoires devaient être construits dans d'autres départements –, il s'est fait une raison. "Ce projet, on vit avec, on fait avec, c'est comme ça, lâche-t-il, un brin fataliste. Cela avance, ils n’iront pas refaire un autre site ailleurs."

A quelques pas de là, le petit local du Clis, le Centre local d'information et de suivi du projet de laboratoire, n'a pas vu sa fréquentation augmenter depuis le 26 janvier. En ce jeudi après-midi de février, la permanente est plus occupée par son cours d'anglais que par les questions des habitants. "Pour beaucoup, la question ne se pose plus. Ils pensent que c'est déjà fait", confie Benoît Jaquet, secrétaire général de cet organe qui réunit opposants et partisans du projet. Et lorsque des questions émergent, elles portent d'avantage sur "les camions qui passeront devant chez eux" ou "la fermeture de leur chasse". 

Les éventuelles remontées des radiations dans 150 000 ans, les gens s'en foutent.

Benoît Jaquet, secrétaire général du Centre local d'information et de suivi du projet de laboratoire

à francetv info

Jean-Marie Malingreau, membre du Clis, et Benoît Jaquet, son secrétaire général, le 18 février 2016 devant la permanence de Bure (Meuse). (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Les premiers déchets attendus en 2030

Le projet n'est pourtant pas encore complètement gravé dans l'argile du plateau de Bure. La loi de 2006 a entériné le principe du stockage souterrain, mais n'a pas autorisé l'Andra à enfouir des déchets. L'agence doit déposer en 2018 une demande d'autorisation à l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) pour lancer le projet Cigéo. "Un premier colis radioactif pourrait être descendu, si on a toutes les autorisations, à l'horizon 2030", a expliqué le directeur général de l'Andra devant les députés.

Il est cependant difficile de reprocher aux Meusiens d'avoir l'impression que le projet est acquis. Depuis 1994, l'Andra fait partie du paysage. Il y a le laboratoire, ses annexes et ses lampadaires qui illuminent la nuit. En face, EDF a installé ses archives dans un bâtiment moderne, à deux pas d'un hôtel qui accueille la cafétéria des salariés de l'Andra. Des pelleteuses tracent sur les collines environnantes des fosses d'un mètre de profondeur pour les fouilles archéologiques préalables au chantier. Une présence à peine contrebalancée par les tags "Casse-toi l'Andra" qui fleurissent au bord des routes.

Des fouilles archéologiques préalables au chantier autour de Bure (Meuse), le 18 février 2016. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

"Il y a des sucettes pour tout le monde"

L'agence s'est aussi intégrée dans la population. Si certains employés débarquent chaque matin des villes voisines, elle a su recruter localement, parmi les 4 habitants au km² du territoire. "Mon neveu a fait des études d'environnement et travaille aujourd'hui à l'écotech de l'Andra. Il ne serait pas resté ici sans ce projet", pose Antoine Allemeersch. L'ouvrier qui était au fond de la galerie le jour de l'accident est encore plus direct : "Heureusement qu'il y a l'Andra, parce que ce n'est pas dans notre trou à rats de la Meuse qu'on trouverait du boulot."

La présence de l'agence se devine jusque dans les réverbères des villages. La plupart sont équipés d'un éclairage public flambant neuf : rouge à Mandres-en-Barrois, vert à Chassey-Beaupré, bleu à Gondrecourt-le-Château. Pour compenser l'arrivée probable des déchets, l'Etat verse aux communes situées dans une zone de 10 km autour du laboratoire une dotation d'environ 500 euros par habitant. Les pollueurs – Areva et EDF – versent chaque année à la Haute-Marne et à la Meuse 30 millions d'euros chacun, à travers une taxe sur les installations nucléaires. Les communes peuvent y accéder en faisant des demandes de subvention aux deux GIP, des groupements d'intérêt public chargés de distribuer cette manne. "Il y a des sucettes pour tout le monde", résume Jean-Pierre Remmelé, l'ancien maire de Bonnet.

Les lampadaires rouges de Mandres-en-Barrois (Meuse), le 18 février 2016. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Une maigre opposition locale

L'ancien élu est l'un des rares à s'être opposé frontalement au projet, en janvier 2010. "Je suis le seul maire des 33 communes concernées par le rayon des 10 km à avoir fait voter une délibération contre l’enfouissement au nom du principe de précaution, se félicite-t-il aujourd'hui. Les élus du coin ne voient que le fric, les emplois" et les réceptions. "Si vous voulez être alcoolique et obèse, c'est possible avec l'Andra", ironise-t-il.

Pour lui, le projet ne tient pas la route : "si vous prenez ce qui a déjà été tenté en enfouissement, vous avez Asse, en Allemagne, où il faut ressortir les déchets parce que l’eau s’infiltre, et le WIPP, aux Etats-Unis, où un colis a explosé", relève-t-il. Son opposition au projet lui a valu une guérilla politique d'une partie de son conseil municipal, alimentée en sous-main par la préfecture et l'Andra, assure-t-il. Et, en 2014, Jean-Pierre Remmelé a perdu les élections. 

"Un avion sans piste d'atterrissage"

Les principaux bastions de résistance à l'Andra se concentrent désormais dans une maison de Bure, où des militants de passage font vivre l'association Bure Zone Libre, et à Gondrecourt-le-Château. Dans ce bourg d'un millier d'habitants, deux tags "L'Andra tue" ont fleuri au lendemain de l'accident. Ils ont été effacés, mais on peut toujours lire "Contre le nucléaire, action directe et sabotage" sous le pont qui enjambe l'Ornain.

Un tag contre le projet d'enfouissement de déchets nucléaires, le 17 février 2016 à Gondrecourt-le-Château (Meuse). (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Pour rencontrer la seule association locale d'opposants, il faut pousser la porte du cabinet du kiné, son président. Une pancarte "Déchets nucléaires ? Ça empoisonne !" surplombe la porte d'entrée. Dans la salle d'attente, un petit baril jaune avec le symbole nucléaire trône sur la pile de magazines. "Je suis un militant antinucléaire depuis que j'ai 14 ans, explique Jean-François Bodenreider, en massant vigoureusement un patient. Ils ont fait décoller un avion dans les années 1970 et ils n'ont toujours pas construit la piste d’atterrissage."

"La nature aura toujours le dernier mot"

Lancée en novembre 2008, son association, "Les habitants vigilants du canton de Gondrecourt", cherche simplement à sensibiliser la population aux dangers du stockage, sans se mettre à dos ceux qui travaillent pour l'ennemi. "J’ai des patients de l’Andra, je ne vais pas refuser de les accueillir pour autant", résume Jean-François Bodenreider. Il a fait venir des Japonais de Fukushima et des irradiés du Sahara. Cet été, son association participera à la marche des 200 000 pas à Bure.

Jean-François Bodenreider, le président de l'association "Les habitants vigilants du canton de Gondrecourt", le 18 février 2016 à Gondrecourt-le-Château (Meuse). (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Selon lui, l'accident ne va rien changer. "Les gens en parlent, mais il n'y aura guère plus de réactions", estime-t-il. Sans interrompre son massage, il résume l'apathie locale par une anecdote : "Une fois, j'ai tracé 'Non à Bure' à la tondeuse dans mon jardin. Une passante m'avait dit 'On est avec vous'. Mais ça s'arrête là". Il reste malgré tout optimiste. "La nature aura toujours le dernier mot", veut-il croire, avant d'évoquer "la porte de sortie financière" ouverte par les difficultés d'Areva et d'EDF. Si le projet se fait, lui et sa femme Marie-Eve ne donnent pas cher de leur région. "On aimerait avoir tort, assure-t-elle, avant de lâcher : l'idéal, ce serait qu'on se trompe".

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