: Reportage Dans la station de La Grave, le projet de téléphérique ne laisse personne de glace
A l'orée de la saison hivernale dans les Alpes, un bruit de perceuse s'échappe du hangar des "Téléphériques des glaciers de la Meije". Il contraste avec le silence d'une fin de mois de novembre à La Grave (Hautes-Alpes) où presque tous les commerces sont encore clos. Ce village niché à 1 500 mètres d'altitude, reconnu mondialement pour la pratique du ski hors-piste et de l'alpinisme en haute saison, s'apprête à se réveiller avec l'arrivée des premiers flocons. Là-haut, à 3 173 mètres, son téléphérique offre une vue somptueuse sur le pic de la Meije couvert de blanc, ses parois abruptes et le glacier de la Girose.
Celui-ci abrite encore un vieux téléski, communément appelé "tire-fesses" dans la vallée. Il tracte les skieurs jusqu'à 3 550 mètres et domine le massif des Ecrins. Il fonctionne au fioul et accélère la dégradation du glacier, car la station doit damer une piste et boucher des crevasses pour permettre aux skieurs de l'emprunter. Ici, tout le monde s'accorde sur un point depuis des années : l'installation est une catastrophe écologique qu'il faut démonter. Pour la remplacer par un troisième tronçon de téléphérique qui prolongerait l'installation actuelle ou par rien du tout ? Tel est le dilemme qui divise les 500 habitants du village.
"Sans ce téléphérique, c'est la mort"
La mairie, la région et la Société d'aménagement touristique de La Grave (SATG), qui exploite le domaine grâce à une délégation de service public, jugent que ce prolongement du téléphérique, qui emploie 30 personnes, est une condition indispensable à la survie de la station, du village et donc des emplois locaux. "Sans ça, c'est la mort de La Grave. Les commerces vont fermer et les gens vont partir travailler en ville", prévient le maire, Jean-Pierre Pic (sans étiquette).
Alors que le coût du projet avoisine les 14 millions d'euros (dont 3,5 millions d'argent public selon la SATG), la société estime que ce prolongement est nécessaire pour assurer la rentabilité du téléphérique et combler son déficit, en plus d'être plus respectueux de l'environnement. "On va remplacer un vieux téléski par un téléphérique qui marche à l'électricité, réduire nos émissions de gaz à effet de serre, moins toucher au glacier, assure David Le Guen, directeur commercial du téléphérique. Alors oui, ne rien faire aurait moins d'impact, mais [dans ce cas] dans cinq ou dix ans, on ferme."
Ce n'est pas l'avis des opposants à ce projet d'extension. Le collectif La Grave autrement regroupe des habitants du village et d'ailleurs. Il met en doute la rentabilité économique et l'intérêt touristique du troisième tronçon après avoir commandé sa propre étude économique sur le sujet (en PDF). Il dénonce surtout un projet qui "ignore le changement climatique" et s'émeut de l'aménagement de la haute montagne. Le collectif souhaite faire du glacier de la Girose un sanctuaire en y limitant les flux, alors que 65 000 personnes empruntent le téléphérique chaque année, selon l'étude d'impact. "On voudrait que La Grave devienne un exemple, qu'on montre qu'il ne faut plus toucher à un glacier et qu'on peut faire du tourisme autrement", expliquent en chœur Thierry Favre et Aurélien Routens, membres du collectif et habitants du village.
Les craintes des experts
La Grave autrement et plusieurs associations et ONG environnementales ont déposé des recours – rejetés en référé, mais pas encore jugés sur le fond – pour suspendre les travaux préparatoires avant l'hiver et annuler le projet de troisième tronçon, dont la mise en service est normalement prévue en décembre 2025.
Les opposants s'appuient notamment sur les travaux des chercheurs, dont certains ont fait part de leur crainte. Le conseil scientifique du parc national des Ecrins a émis un avis consultatif défavorable au troisième tronçon alors que deux experts du CNRS s'inquiètent de la présence de l'androsace du Dauphiné, une plante protégée, à proximité de l'installation de l'unique pylône du téléphérique qui sera construit sur une partie rocheuse (en plus de la gare d'arrivée à 3 550 mètres), comme le rapporte France 3. L'enquête publique est, elle, favorable à l'installation, mais appelle à la vigilance sur le sujet.
Ce projet de téléphérique oppose en réalité deux visions de la montagne à l'heure du réchauffement climatique causé par les activités humaines. La mairie et l'exploitant disent anticiper la fin de la pratique du ski et souhaitent allonger la saison touristique au-delà de l'hiver et de l'été. Ils veulent développer le tourisme contemplatif en proposant aux badauds de monter jusqu'à 3 550 mètres avec le téléphérique, ce qui n'est pas le cas actuellement avec le téléski. Les opposants, eux, dénoncent une fuite en avant et une volonté de miser encore et toujours sur le ski. Ils considèrent que cette pratique engendre un tourisme de masse avec des flux importants de voitures et participe à l'aménagement immobilier de la montagne.
Le spectre de l'usine à ski
Au-delà du glacier, dont la fonte apparaît inéluctable, le téléphérique fait craindre un projet plus vaste qui ferait perdre à La Grave, petit village de la vallée de la Romanche, son authenticité et son caractère sauvage. Ses opposants rappellent que la Société d'aménagement touristique de l'Alpe d'Huez (Sata), qui contrôle à 100% la SATG, a repris successivement l'exploitation de La Grave (2017) et des Deux Alpes (2020), l'immense station qui se trouve de l'autre côté du glacier de la Girose. Suffisant pour ressusciter la liaison entre la petite station hors-piste et l'usine à ski voisine et faire de La Grave une annexe des Deux Alpes, comme le craignent certains ? "C'est un mythe, une peur irraisonnée, un prétexte, balaie David Le Guen. On se bat pour que La Grave continue d'être La Grave."
Pour rentabiliser la nouvelle installation, les "anti-téléphérique" redoutent un développement de l'immobilier local. Mais pas de quoi entrevoir l'apparition de résidences haut de gamme, ni même de grands complexes hôteliers, selon le maire. "Nos opposants jouent sur la désinformation. Oui, il y aura quelques constructions. Mais si on fait 250 lits de plus, c'est le bout du monde", assure-t-il.
Dans ce haut lieu de l'alpinisme, dont quelques grands noms se disputaient déjà les sommets dès le milieu du XIXe siècle, le bureau des guides de haute montagne, posé à quelques mètres du pied du téléphérique, est aussi traversé par le débat. Non tranché, à ce stade. L'avis rédigé par les 35 guides s'oppose aux dérives qui pourraient être associées à ce prolongement du téléphérique, comme la liaison avec les Deux Alpes ou le "développement du ski d'été". "On n'a pas trouvé d'issue démocratique, précise Xavier Cointeaux, coprésident du bureau de La Grave. Il y a des désaccords et chacun a sa façon de penser, mais on arrive encore à parler."
"Des frictions mais pas de guerre de tranchées"
Parler semble justement de plus en plus difficile dans le village, où les uns accusent les autres de ne pas être originaires du coin, donc illégitimes pour protester. "Il y a des frictions au bar et dans les commerces, mais ce n'est pas la guerre de tranchées", tempère Jean-Pierre Pic. Le climat s'est pourtant progressivement dégradé jusqu'au 7 octobre, lorsque des militants des Soulèvements de la Terre, en lien avec La Grave autrement, sont montés sur le glacier de la Girose pour y installer une zone à défendre (ZAD) et dénoncer "l'artificialisation de la montagne". L'action a duré plusieurs jours, comme le rapporte France 3. Certains habitants et commerçants, irrités par la mobilisation de ces militants venus d'ailleurs, ont répondu par une manifestation de soutien au téléphérique. Depuis, le dialogue semble rompu.
Le collectif La Grave autrement, qui appelle à une nouvelle consultation publique, prévient déjà qu'une ZAD se reconstituera après l'hiver si les travaux se poursuivent. "Que le troisième tronçon se fasse ou pas, je n'ai qu'une hâte : qu'on passe à autre chose", avoue Xavier Cointeaux. A La Grave, la lutte ne date pas d'hier. Les plus anciens se souviennent qu'en 1976, quelques mois après la mise en service du premier tronçon, la gare du téléphérique avait été visée par un plasticage à l'explosif.
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