Inondations meurtrières en Espagne : après la catastrophe, les divisions politiques et le partage des compétences au cœur de la polémique
Une semaine s'est écoulée depuis le début des intempéries qui ont dévasté la région de Valence, en Espagne. Le Premier ministre, Pedro Sánchez, a annoncé lors d'une conférence de presse, mardi 5 novembre, un premier plan d'urgence de 10,6 milliards d'euros pour venir en aide aux habitants et aux entreprises affectés. Le gouvernement prendra en charge "100%" des dépenses urgentes engagées par les municipalités pour venir en aide à leurs administrés et déblayer les rues, a-t-il ajouté, assurant par ailleurs que le nombre de soldats, de membres de la police nationale et de gardes civils déployés par le gouvernement espagnol, venait d'être multiplié par deux (de 7 300 à près de 15 000). Mais une semaine, c'est long. Surtout les pieds dans la boue, sans moyen de transport et avec un accès limité à l'eau courante.
Pourquoi les habitants n'ont-ils pas été avertis plus rapidement du danger ? Et pourquoi, dans les heures qui ont suivi la catastrophe, l'aide a-t-elle été si lente à arriver ? Le gouvernement régional de la communauté autonome de Valence, dirigé par Carlos Mazón, issu du principal parti d'opposition, le Parti populaire, et l'exécutif du socialiste Pedro Sánchez, se rejettent la responsabilité dans les ratés de la gestion de crise. Or, ces manquements, catastrophe dans la catastrophe, sont nés des tensions politiques qui traversent les différentes strates administratives du pays.
Un partage confus entre autorités locales et nationales
Douze heures se sont écoulées entre la vigilance rouge émise par l'agence météorologique espagnole, l'Aemet, et l'envoi d'un message d'alerte sur les téléphones portables des habitants de la région de Valence. Critiqué pour ce délai, l'exécutif local a accusé les Confédérations hydrographiques, les agences régionales chargées entre autres de la surveillance des cours d'eau. Pointant du doigt ce service qui relève non pas de la Generalitat (le gouvernement local), mais de l'Etat, Carlos Mazón lui a reproché d'avoir tardé à prévenir les autorités locales des possibles conséquences dévastatrices des pluies diluviennes attendues. Mais dans une Espagne décentralisée, "ce sont les services d'urgence régionaux qui ont la compétence de lancer les alertes hydrologiques", a rappelé le ministère de la Transition écologique, prenant la défense des services concernés.
Plus tôt, Carlos Mazón avait déploré la lenteur de l'intervention de l'Unité militaire d'urgence (UME), avant d'être repris conjointement par son directeur, le général Francisco Javier Marcos, et par le ministère de la Défense. "Il revient à la Région, en charge du dispositif d'urgence, de solliciter des troupes", a fait savoir ce dernier, tandis que le militaire a assuré "avoir suivi scrupuleusement le protocole", en attendant le feu vert du président de Région pour envoyer des équipes sur place. Des couacs susceptibles d'avoir coûté la vie à des habitants. "On était les premiers secours sur place", s'est d'ailleurs étonné lundi sur franceinfo Gentil De Passos, chef de mission au Groupe de secours catastrophe français (GSCF) pour l'Espagne.
La population, elle, n'a pas tardé à faire de cet étonnant constat le motif d'une profonde colère vis-à-vis des dirigeants, quel que soit leur périmètre d'action. Dimanche, le roi Felipe VI, Pedro Sánchez et Carlos Mazón ont été accueillis dans les rues dévastées de Paiporta par des cris d'indignation ("Assasins !") et des jets de boue. "A cause du manque de coordination entre l'Etat central et la Région autonome, l'aide n'est pas arrivée à certains endroits au moment où les gens en avaient besoin, (...) ce qui a accentué le malaise" de la population locale, relève dans le quotidien El País Paloma Román, politologue à l'université Complutense de Madrid.
L'historienne Agnès Delage, spécialiste de l'Espagne contemporaire à l'université d'Aix-Marseille, note à son tour que "les circuits de décision ne sont pas les mêmes, que ce soit pour l'armée, les pompiers, ou encore la police, qui est décentralisée. Et encore, la situation dépend d'une Région autonome à une autre", résume-t-elle. Outre un problème de gouvernance, elle pointe ainsi "un problème de prise de décision, notamment pour savoir ce qu'il faut faire [quand l'agence météorologique émet] un avis d'alerte rouge." Le bulletin de l'Aemet a été publié à 8 heures du matin le 29 octobre, rappelle-t-elle. "A 11 heures, l'université de Valence a pris la décision de suspendre les cours, ce qui a probablement sauvé des centaines de vies (...) A 20 heures, les gens ont reçu l'alerte sur leur téléphone pendant qu'ils étaient en train de se noyer."
En toile de fond, des décisions et des dissensions politiques
La catastrophe a par ailleurs mis en lumière une décision récente du gouvernement régional : la suppression d'une unité de gestion de crise coordonnée à l'échelle valencienne, l'UVE. "Elle avait été votée et financée par le gouvernement régional précédent, issu d'une coalition de gauche. En arrivant au pouvoir, la coalition de droite – le PP allié au parti d'extrême droite Vox – l'a supprimée avant qu'elle ne soit opérationnelle, au motif qu'il s'agissait d''un placard doré pour les amis politiques du pouvoir précédent", explique Agnès Delage. Si on ne peut attribuer les ratés de la gestion de crise à ce dispositif avorté, la chercheuse note que cette décision illustre tragiquement l'opération de détricotage des mesures phares de l'exécutif précédent opérée par la nouvelle Generalitat, au pouvoir depuis 2023. "Au lieu d'une alternance, il y a eu ce que le journal El Diario a défini comme 'une contre-réforme environnementale'", poursuit-elle, observant un climatoscepticisme "institutionnel".
En ciblant les mesures environnementales prises par ses prédécesseurs, le Parti populaire "a adopté le point de vue et la rhétorique de l'extrême droite sur la question environnementale", analyse Agnès Delage, rappelant que c'est l'alliance entre le parti de droite traditionnelle et le tout jeune parti Vox qui a permis la bascule du gouvernement régional après "des élections extrêmement tendues." Ainsi, "avant de mettre en lumière un besoin de redéfinir les périmètres de gouvernance techniques, [la catastrophe] illustre une brutalisation de la vie publique", poursuit-elle, alors que la question de l'adaptation au changement climatique a souffert d'avoir été présentée par certains comme une manœuvre exclusivement partisane.
Dans une tribune publiée par le quotidien britannique The Guardian, la climatologue Friederike Otto, cofondatrice du réseau de scientifiques World Weather Attribution, chargés d'interroger le lien entre des épisodes météorologiques extrêmes et le changement climatique, juge que le cas espagnol doit alerter tous les pays européens sur la gestion de ces crises, appelées à se répéter. "L'UE devrait-elle disposer de fonds pour la prévention, plutôt que de dépenser de l'argent pour nettoyer les dégâts après la catastrophe ? Je pense qu'il faut absolument augmenter les fonds et élaborer des plans coordonnés", alerte-t-elle. En attendant, en marge de l'enveloppe de plus de 10 milliards d'euros promise mardi par Pedro Sánchez, Carlos Mazón a annoncé que son gouvernement régional débourserait 250 millions pour répondre à la crise. Il avait chiffré un peu plus tôt à plus de 31 milliards les besoins de la population sinistrée.
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