Cet article date de plus de neuf ans.
France: hommage aux 45.000 handicapés mentaux morts sous l’Occupation
Le président François Hollande a rendu hommage, le 10 décembre 2016, aux quelque 45.000 handicapés mentaux morts de faim et d’épuisement dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation. Fin 2013, un appel avait été lancé pour la construction d’un mémorial. Retour sur un drame longtemps occulté.
Publié
Mis à jour
Temps de lecture : 7min
A l’origine, l’appel (en ligne sur le site) a été lancé par un anthropologue et professeur à l’université Lyon II, Charles Gardou, et signé, selon son auteur, par 81.000 personnes, dont des personnalités connues. Parmi elles: le généticien Axel Kahn, le philosophe Edgar Morin, le journaliste Jean-Claude Guillebaud, le psychiatre Marcel Ruffo…
Le texte pose cette question: «Peut-on collectivement oublier le destin tragique des enfants, des femmes et des hommes fragilisés par la maladie et le handicap?»
Les faits sont établis par les historiens. «En 1941-1942, au plus fort de la Seconde guerre mondiale, plus de 3000 personnes meurent à l’hôpital psychiatrique de Clermont-de-l’Oise (Oise), soit un taux de mortalité de 26,6%, contre 5,4% en 1938. A celui du Vinatier, à Bron, près de Lyon, on compte 2000 victimes. Parmi ces personnes, on compte des artistes comme la peintre Séraphine de Senlis ou la sculptrice Camille Claudel», raconte Charles Gardou.
Tous sont morts de faim, d’épuisement, de manque de soins dans un pays occupé par les Allemands, où les restrictions étaient sévères. Il semble aussi que dans certains cas, les aliments destinés aux établissements psychiatriques aient été détournés.
Quelle responsabilité de Vichy?
Dans ce contexte, la guerre semble être la principale responsable de cette situation. Pour autant, peut-on totalement absoudre le régime de Vichy? Surtout quand on sait que le 3 mars 1942, une circulaire du secrétaire d’Etat à la Santé «refuse d’allouer des suppléments de ration aux malades mentaux», rapporte L’Express. Mais les psychiatres se font entendre et dénoncent les conditions de vie dans leurs services. Le 4 décembre 1942, le ministre de l’Agriculture décide d’accorder un supplément de nourriture.
Le régime collaborationniste a pu être influencé par les thèses eugénistes, à la mode en Europe dans les années 1930. Mais apparemment, les historiens sont unanimes à dire qu’il n’y a pas eu, dans la France occupée, de politique d’euthanasie comme ce fut le cas dans l’Allemagne hitlérienne. «Désigner le régime de Vichy comme ‘‘responsable’’ de l'hécatombe des fous permet d'évacuer bien facilement toute une série de questionnements ‘‘gênants’’ qui renvoient à une responsabilité plus générale, celle de la société dans son ensemble», estime l’historienne Isabelle von Bueltzingsloewen, elle aussi enseignante à Lyon II et auteure en 2007 d’un livre de référence, «L’Hécatombe des fous» (Aubier).
Comment expliquer un tel silence sur des évènements historiques avérés? «On peut dire qu’il y a une inclination à hiérarchiser les vies. Celles des malades mentaux apparaissaient minuscules et étaient considérées à la marge», observe Charles Gardou. Les familles n’ont-elles pas protesté? «Elles étaient habituées à courber l’échine. Leurs douleurs, leur honte et leur culpabilité étaient trop fortes face à des territoires médicaux très protégés. Elles exprimaient une sorte de confiance obligée et s’en remettaient au savoir des soignants», précise l’anthropologue.
Polémiques
L’affaire a commencé à sortir de l’oubli en 1987 avec la parution du livre écrit par un médecin, Max Lafont, intitulé L’extermination douce (éditions Le Bord de l’Eau). Une allusion directe à la politique d’extermination en Allemagne. Résultat: la publication de l’ouvrage a déclenché une polémique. La thèse de Max Lafont a notamment été critiquée par un historien reconnu, Henry Rousso. Celui-ci souligne «l’intérêt certain» de l’ouvrage sur un sujet «sans conteste mal connu» mais aussi «l’agacement face à un manque évident de méthode et (…) la sollicitation permanente des faits en vue de soutenir une thèse radicale».
L'appel de Charles Gardou a été parfois critiqué notamment parce qu’il citait dans une même phrase les malades et les handicapés «qui furent exterminés par le régime nazi ou condamnés à mourir par celui de Vichy».
Pour Isabelle von Bueltzingsloewen, l'objectif de cette pétition était «tout à fait honorable: créer un lieu à la mémoire des 45.000 malades mentaux morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français entre 1940 et 1945 – chiffre établi par moi». Mais elle a refusé de signer un texte dont elle a dénoncé une formulation «très ambiguë».
«Je pense qu'il est très dommageable de mettre sur le même plan l'extermination des malades mentaux et handicapés par le régime nazi, et le drame qui a frappé les hôpitaux psychiatriques français entre 1940 et 1945. D'autant qu'on oublie toujours de dire que ce drame a également concerné d'autres catégories de la population: 50.000 vieillards sont morts de faim dans les hospices pendant la même période et il n'en est jamais question; à ces victimes s'en ajoutent d'autres: les vieillards et malades chroniques isolés des grandes villes, les nourrissons qui sont morts en masse en 1940 et 1945 du fait de la pénurie de lait, des prisonniers de droit commun...», poursuit-elle.
Fin 2016, les polémiques se sont éteintes. «Nous nous sommes tous retrouvés à la cérémonie du Trocadéro. Le moment était lourd d'émotion et très consensuel», raconte Charles Gardou. Au cours de cette cérémonie, une plaque au sol a été apposée sur l'esplanade des Droits de l'Homme. On y lit qu'«ici, le 10 décembre 2016, la Nation a rendu hommage aux 300 000 victimes civiles de la Seconde guerre mondiale en France. 45 000 d’entre elles, fragilisées par la maladie mentale ou le handicap et gravement négligées, sont mortes de dénutrition dans les établissements qui les accueillaient. Leur mémoire nous appelle à construire une société toujours plus respectueuse des droits humains, qui veille fraternellement sur chacun des siens.»
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.