Après trois mois de guerre en Ukraine, quels sont les scénarios envisagés pour les semaines à venir ?
Victoire de Kiev ou au contraire de Moscou, conflit qui s'installe dans la durée, négociations de paix qui aboutissent... Pour franceinfo, plusieurs spécialistes ont examiné différentes pistes et leurs probabilités.
Avant de lancer son offensive contre l'Ukraine le 24 février, Vladimir Poutine avait un scénario très clair en tête : l'invasion devait être conclue en quelques jours. Aujourd'hui, après trois mois de conflit, difficile de dire avec certitude comment la guerre pourrait se terminer.
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Quelles trajectoires pourrait prendre le conflit au vu de l'état actuel des forces, des objectifs, des difficultés ? Lesquelles sont les plus probables ? Pour franceinfo, plusieurs spécialistes se sont penchés sur différents scénarios.
L'Ukraine repousse l'offensive avec le soutien occidental et gagne la guerre
C'est le scénario rêvé par les soutiens de Kiev. L'Otan s'est récemment prise à espérer : l'armée ukrainienne a réussi à reprendre le contrôle de Kharkiv, la deuxième ville du pays, au nord-est. Elle a elle-même lancé une contre-offensive en direction d'Izioum, au sud-est de Kharkiv. L'armée russe continue quant à elle de commettre des erreurs tactiques, comme lors de la traversée de la rivière Donets qui s'est soldée par la destruction d'au moins 73 chars d'assaut, selon l'armée ukrainienne citée par AP*. Elle pourrait aussi manquer de forces vives, à mesure que ses soldats arrivent au terme de leur service militaire.
Mais pour l'Ukraine, qu'est-ce qui représenterait vraiment une victoire ? Revenir à la situation d'avant le 24 février suffirait-il ? Apparemment non : "Nous espérons que la Crimée fera partie de l'Ukraine", a déclaré le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, au Wall Street Journal* le 3 mai. Pour la ministre de la Défense adjointe ukrainienne, Hanna Maliar, citée par le Financial Times*, l'objectif est "le nettoyage complet de notre pays et l'établissement de la souveraineté [ukrainienne] à l'intérieur de ses frontières" , ce qui inclut la Crimée et les provinces orientales du Donbass, territoires ukrainiens contrôlés respectivement par la Russie et les séparatistes prorusses depuis 2014.
Or, la reprise de ces territoires pourrait être extrêmement difficile d'un point de vue militaire. "Cela fait huit ans que ces territoires sont en conflit, les séparatistes et les soldats russes connaissent le terrain, ils ont eu le temps de renforcer leurs positions", explique à franceinfo Christine Dugoin-Clément, chercheuse associée à la chaire "risques" du laboratoire de recherche IAE de Paris-Sorbonne Business School. Une contre-offensive ukrainienne pourrait donc être très coûteuse en termes de vies humaines comme de matériel – une des raisons pour lesquelles l'Ukraine continue de réclamer un soutien militaire croissant et continu.
La Russie gagne la guerre par "étouffement économique" et militaire de l'Ukraine
De son côté, Moscou continue de progresser dans plusieurs zones, comme autour de Severodonetsk, dans le Donbass. Elle reproduit sur d'autres villes la stratégie de siège suivie avec succès contre Marioupol (bombardements continus et blocage de l'approvisionnement ukrainien), et elle continue de frapper des points stratégiques ukrainiens (stocks de munitions, voies de chemin de fer ou centrales électriques). L'armée russe a aussi retenu les leçons de son échec à Kiev : en se retirant vers son propre territoire, elle évite de trop étirer ses chaînes logistiques, ce qui les rend moins vulnérables.
Le coup de grâce pourrait venir du portefeuille. La Russie mène en parallèle une stratégie d'"étouffement économique" de l'Ukraine, pour Carole Grimaud-Potter, chargée de cours en géopolitique de la Russie à l'université Paul-Valéry de Montpellier.
"Les centres économiques de l'Ukraine se situent à l'est et sur la côte de la mer Noire, que la Russie contrôle ou bloque, notamment le port d'Odessa."
Carole Grimaud-Potter, chargée de cours en géopolitique de la Russie à l'université Paul-Valéry de Montpellierà franceinfo
Autant d'éléments qui laissent penser que l'Ukraine pourrait finir par céder. Ce scénario pourrait être accéléré par un relâchement du soutien occidental, "déterminant dans la résistance de l'Ukraine" selon Mathieu Boulègue, chercheur associé pour le programme Russie et Eurasie du think tank Chatham House. Les coûts économiques de la guerre pourraient dissuader les Etats-Unis et l'Europe de poursuivre leur soutien financier et militaire. Des premières fissures sont déjà apparues dans l'unité européenne : la Hongrie est opposée à un durcissement des sanctions sur le pétrole russe, par peur de manquer d'énergie.
Mais ce scénario présente aussi des failles aux yeux des analystes, qui pointent la résistance des troupes ukrainiennes sur le terrain. "La Russie n'a pas les moyens de mener des opérations de grande intensité sur le long terme", affirme Mathieu Boulègue, qui rappelle que les troupes russes n'ont pas réussi à prendre la ville de Kiev.
La guerre s'installe, sans qu'aucun des deux camps ne l'emporte
De quoi expliquer que la perspective la plus souvent évoquée soit celle d'un conflit qui dure. "Les lignes pourraient se stabiliser autour des limites territoriales des oblasts de Donetsk et Louhansk", estime Mathieu Boulègue.
"Ce ne sera pas un ‘conflit gelé' : il y aura des mouvements tactiques, des percées et des défenses de chaque côté. Mais la situation pourra se prolonger dix, vingt, trente ans, tant que Moscou n'aura pas obtenu assez de territoire pour le présenter comme une victoire."
Mathieu Boulègue, chercheur associé au think tank Chatham Houseà franceinfo
Tout le contraire de la guerre éclair qu'espérait Vladimir Poutine le 24 février. Mais le Kremlin est habitué aux guerres prolongées. Carole Grimaud-Potter fait le parallèle avec la guerre d'Afghanistan, de 1979 à 1989 : "A l'époque, l'URSS avait déjà des objectifs bien trop grands par rapport à son nombre de troupes, elle n'avait pas prévu l'ampleur de la résistance, elle n'avait pas réussi à bloquer le soutien international."
Mais Moscou n'a pas non plus les moyens de tenir éternellement. Les sanctions internationales menacent de dévaster son économie, et le coût de la guerre croît de jour en jour, humainement et économiquement : la Russie a dépensé plus de 300 millions de dollars par jour dans son armée, selon le ministère de la Défense russe cité par le Moscow Times*.
Des négociations de paix finissent par aboutir
C'est pourquoi l'Ukraine comme la Russie pourraient décider de trouver une porte de sortie par la négociation. Actuellement, les chances sont minces : les pourparlers sont suspendus depuis le 17 mai. Moscou pointe une "absence totale de volonté" de la part de Kiev, et l'Ukraine accuse la Russie de rester dans une "pensée stéréotypée". Volodymyr Zelensky continue pourtant d'émettre des signes favorables : "Il y a des choses que nous ne pourrons atteindre qu’à la table des négociations", a déclaré le président ukrainien sur la chaîne ukrainienne ICTV. Mais aux yeux des chercheurs interrogés, tant que la dynamique de la guerre peut être favorable à Kiev, les négociations ont peu de chances d'aboutir : "L'Ukraine a actuellement la possibilité de regagner du terrain, même si c'est par petites touches, et elle tient à récupérer les territoires occupés", explique Christine Dugoin-Clément.
"Un cessez-le-feu pourrait n'être qu'une pause en attendant le moment propice pour relancer une offensive."
Christine Dugoin-Clément, chercheuse associée à la Paris-Sorbonne Business Schoolà franceinfo
De son côté, "Moscou est prisonnier de sa propre rhétorique", estime Mathieu Boulègue. "La Russie avait vendu à sa population une 'guerre de trois jours', une supériorité militaire totale. Elle ne peut pas admettre que ça ne se passe pas bien. Et au fond, son objectif global reste de subjuguer entièrement l'Ukraine." "Il y a peu de chances que la Russie rende la Crimée à l'Ukraine", ajoute Christine Dugoin-Clément, ce qui est pourtant un des objectifs de Kiev.
Avec des points de vue aussi irréconciliables, "nous allons probablement traverser une période d'alternance de cessez-le-feu, de négociations qui n'aboutissent pas et de reprise des combats", pour Carole Grimaud-Potter. "Ce que connaît le Donbass depuis 2014 et dont nous n'avons pas réussi à sortir."
La Russie propage le conflit aux pays voisins
Un conflit qui s'allonge, c'est un risque plus élevé de dérapage. "Une propagation du conflit à des pays voisins ne peut être exclue", a déclaré Emmanuel Macron le 19 mai. Un missile russe qui tomberait sur le territoire de l'Otan, des menaces nucléaires mises à exécution, "par accident, par lassitude ou par frustration... Il faut imaginer les scénarios les plus larges possibles pour ne pas se retrouver sans réponse devant le fait accompli", considère Mathieu Boulègue.
Mais aux yeux des spécialistes, une escalade nucléaire reste peu probable. "Elle menacerait la stabilité même du régime, qui est l'objectif principal du système de Vladimir Poutine", affirme le chercheur. Réagissant à la procédure d'adhésion à l'Otan lancée par la Finlande et la Suède, le ministre des Affaires étrangères russe a simplement déclaré que cela ne ferait "pas de grande différence", selon Reuters*. Une réaction limitée par rapport aux menaces précédentes, qui "suggère sinon un apaisement, au moins une inflexion du discours russe", selon Carole Grimaud-Potter. Pour la chercheuse, "la population ne comprendrait pas pourquoi il faudrait ouvrir d'autres fronts, et la Russie n'en a pas les moyens."
Un changement de régime intervient à Moscou
Une population russe qui pourrait se rebeller contre Vladimir Poutine ? "Cet homme ne peut rester au pouvoir", avait déclaré Joe Biden, laissant entendre que ce scénario était envisagé par les alliés de l'Ukraine.
De fait, en Russie, "le sentiment anti-guerre croît", affirme Carole Grimaud-Potter : "même des bloggeurs plutôt pro-russe ont critiqué l'échec catastrophique de la traversée de la rivière Donets. Entre ça et le poids des sanctions économiques, on peut voir que la société russe est en train de se fissurer." Récemment, un ancien colonel a même mis en lumière les difficultés de l'offensive à la télévision d'Etat russe, comme le rapporte L'Express (article payant).
Mais rares sont ceux qui croient vraiment à un scénario de révolte intérieure. "Toute tentative de dénoncer la guerre est punie de prison", rappelle Carole Grimaud-Potter. Et peu importent les sanctions : "Le leadership russe ne s'intéresse pas au bien-être de sa population", juge Mathieu Boulègue, pour qui un changement des élites dirigeantes prendra des années. "Tout ce qui viendra après Vladimir Poutine ne sera pas forcément meilleur", souligne-t-il. L'une des nombreuses inconnues d'un conflit à l'issue encore incertaine.
* Ces liens renvoient vers des contenus en anglais.
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