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Enquête franceinfo On a traqué les convois russes accusés de détourner le blé ukrainien et d'aggraver "une crise alimentaire mondiale"

Article rédigé par franceinfo - Liselotte Mas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
A gauche, un convoi de camions-bennes probablement remplis de céréales se déplacent vers le Sud dans la ville de Melitopol (Ukraine). A droite, un camion rempli de fruits et légumes au checkpoint de Dzhankoy, en Crimée. (Telegram/RIA Melitopol et russ_orientalist)

Grenier de l'Europe et quatrième exportateur mondial de blé, l'Ukraine voit ses exportations de céréales paralysées, ses infrastructures bombardées et ses stocks récupérés par les forces russes. Les Révélateurs de France Télévisions ont suivi le trajet des cargaisons de céréales du sud de l'Ukraine jusqu'à la Syrie, en passant par la Crimée.

Dans le brouillard de la guerre en Ukraine, quelques convois de camions pleins de céréales et une poignée de cargos auraient pu passer inaperçus. Mais grâce à des vidéos amateur et des outils de traque en ligne, des analystes, des enquêteurs et l'équipe des Révélateurs de France Télévisions ont pu documenter le pillage des ressources ukrainiennes par les forces russes. 

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C'est d'abord depuis les rives turques du détroit du Bosphore que l'alerte a été lancée. Début mai, plusieurs navires battant pavillon russe et transportant des céréales sont repérés par l'analyste en géopolitique turc Yörük Isik. Ils arrivent du port de Sébastopol, situé en Crimée occupée, ce qui éveille rapidement les soupçons. A chaque fois, la configuration du navire, ses précédents voyages et des relevés du port de Sébastopol permettent de confirmer la nature de la cargaison. Pour le cargo Matros Pozynich, passé par Sébastopol le 28 avril et repéré le 2 mai sur le Bosphore, il s'agit de blé.

Outre sa cargaison, la destination du Matros Pozynich suscite les interrogations. Dans un premier temps, le cargo indique en effet se rendre en Egypte. Il change ensuite sa destination pour Beyrouth, au Liban. Selon le site Bloomberg(accès abonnés), Le Caire et Beyrouth auraient pris au sérieux les alertes du président ukrainien sur cette cargaison supposément volée et auraient annulé ces achats. Le cargo s'est finalement rabattu sur le port de Lattaquié, en Syrie.

Le parcours en mer du cargo russe "Matros Pozynich", entre le 28 avril et le 12 mai 2022. Il a finalement accosté en Syrie.  (GOOGLE MAPS / FRANCEINFO)

Des images satellite diffusées le 12 mai par plusieurs médias le montrent ainsi amarré dans le port syrien, avec, à quai, une file de camions prêts à réceptionner la marchandise.  

Une dizaine de bateaux transportant des céréales

Au total, au moins 10 bateaux ont exporté des céréales (en majorité du blé, parfois de l'orge ou du maïs) via le port de Sébastopol depuis le début de la guerre en Ukraine fin février, selon un décompte du projet d'investigation ukrainien SeaKrime (en urkrainien) et des Révélateurs de France Télévisions. Plusieurs experts, cités par CNN*, estiment qu'il pourrait s'agir de céréales pillées dans les zones nouvellement envahies par la Russie, dans le sud de l'Ukraine. Les autorités ukrainiennes ont d'ailleurs alerté sur ce point et exhorté les pays à ne pas acheter les cargaisons douteuses. 

Parmi les navires repérés se trouvent plusieurs bateaux sous sanctions américaines. C'est le cas du cargo syrien Souria, sanctionné en 2015* et repéré à quai, le 29 mai, dans le port de Sébastopol, au niveau du terminal céréalier. Pour éviter d'être repéré sur les sites de suivi du trafic maritime, il avait pris soin de désactiver son signal. Cette technique est utilisée de façon quasi systématique par ces navires pour brouiller les pistes sur leur véritable origine et leur destination. Pour le Souria, sa présence a pu être confirmée grâce à deux photos prises depuis le rivage et diffusées par SeaKrime.

Le port de Sébastopol en surchauffe 

En marge du conflit, l'activité s'est également intensifiée dans le port de Sébastopol, et plus particulièrement dans son terminal céréalier d'Avlita. Selon un décompte du projet SeaKrime, un total de 102 100 tonnes de céréales, en majorité du blé, mais aussi du maïs et de l'orge, ont été exportées en avril et 109 800 en mai, contre 40 000 tonnes par mois en moyenne avant la guerre.

"Nous avons observé une augmentation nette de l'activité sur ce port depuis le début de la guerre, ce qui nous montre bien une connexion entre cette marchandise et le contexte au sud de l'Ukraine. En Ukraine, les acteurs du secteur agricole nous alertent sur des pillages depuis le début du conflit", détaille Kateryna Jaresko (en ukrainien), coordinatrice du projet SeaKrime. L'activité accrue et récente au terminal céréalier générerait d'ailleurs des nuages de poussière dangereux pour la santé des riverains, qui s'en plaignent sur les réseaux sociaux, rapporte le média local ForPost (en russe).  

Les Révélateurs de France Télévisions ont cherché à retracer le parcours de ces cargaisons de blé jusqu'au port de Sébastopol. Sur plusieurs vidéos amateur diffusées sur les réseaux sociaux et par des médias locaux, on aperçoit des convois de camions-bennes remplis se dirigeant vers le Sud, donc en direction de la Crimée. "Un autre convoi de céréales a été repéré à nouveau aujourd'hui, sur [l'avenue] Lomonosov" de Melitopol, peut-on lire sur la chaîne Telegram locale RIA Melitopol (en russe)

Impossible de confirmer que tous ces camions étaient bien remplis de céréales, mais ils correspondent aux camions céréaliers de cette région, et on distingue dans plusieurs d'entre eux un chargement de type "vrac".

A gauche, trois images documentent l'arrivée de camions au checkpoint de Djankoï, près de la frontière entre la région ukrainienne de Kherson et la Crimée. A droite, trois vidéos montrent des convois de camions-bennes dans la ville de Melitopol (Ukraine) qui prennent la direction du Sud, vers la Crimée. (TELEGRAM / GOOGLE MAPS / REVELATEURS FTV)

Sur une vidéo, on peut voir l'un de ces convois juste après qu'il a passé la frontière entre l'oblast de Kherson et la Crimée. Il attend de passer un checkpoint pour entrer dans cette région ukrainienne occupée par la Russie depuis 2014. 

À gauche, un camion semble rempli d'un contenu de type "vrac", probablement des céréales. Au milieu et à droite, plusieurs éléments du paysage permettent de confirmer qu'il a passé la frontière entre la région ukrainienne de Kherson et la Crimée. (TELEGRAM / GOOGLE EARTH / REVELATEURS FTV)

Un simple commerce selon les occupants russes 

Côté occupant russe, il devient de plus en plus difficile de nier l'exportation de si grandes quantités de marchandises agricoles, même si les autorités évoquent plutôt des transactions commerciales classiques. Le 30 mai, le responsable adjoint des autorités occupantes de Kherson a reconnu auprès de l'agence de presse russe Tass que le blé de la région était envoyé vers l'extérieur via des acheteurs de la fédération de Russie. 

Sur des chaînes Telegram, plusieurs internautes prorusses vantent les mérites d'un commerce florissant et nient voler les agriculteurs ukrainiens. "Les agriculteurs [ukrainiens] vendent leurs céréales et les livrent par camion eux-mêmes en Crimée", affirme l'un d'eux. Ils décrivent sur ce même réseau social des queues de camions si longues aux checkpoints de Crimée qu'ils en deviennent découragés de poursuivre cette activité.

Cette version des faits vient contredire de nombreux témoignages d'agriculteurs et de gérants de sociétés agricoles ukrainiens recueillis par les médias (en russe) ces dernières semaines, et qui affirment par exemple que leur entreprise a été saisie par l'occupant russe, comme le dit ce propriétaire dans un post Facebook (en ukrainien). Selon le ministère de la Défense ukrainien*, environ 400 000 tonnes de céréales ont été volées entre fin février et début mai.  

Les réserves de céréales bombardées

En outre, d'autres infrastructures agricoles, notamment des silos, ont été ciblées à de nombreuses reprises par les bombardements russes. Nous avons pu répertorier cinq sites ukrainiens détruits ou partiellement détruits ces dernières semaines. Des silos ont ainsi été soufflés par un bombardement à Rubizhne, dans le nord-est de l'Ukraine. Les dégâts ont été capturés par des images satellite, comme le montre cet avant-après.

Dans le port de Marioupol, le terminal céréalier de l'entreprise UTA Group a lui aussi été fortement endommagé, comme on peut le constater sur deux vidéos diffusées sur Facebook par le dirigeant du groupe. Le ciblage de ces structures non militaires et la mise en danger potentielle de la sécurité alimentaire de la population ukrainienne pourraient constituer des éléments relevant du crime de guerre, selon la Convention de Genève*. 

À chaque point correspond une zone de stockage de céréales ukrainiennes ciblée par un bombardement depuis le début de l'invasion russe, le 24 février 2022. (FACEBOOK / TWITTER / TELEGRAM / GOOGLE MAPS / REVELATEURS FTV)

Empêchée d'exporter ses céréales par les voies maritimes à cause du blocus russe en mer Noire, l'Ukraine étudie plusieurs alternatives, dont le transport ferroviaire et fluvial. Mais ces options pourront difficilement remplacer les circuits logistiques maritimes, qui permettent de faire circuler de bien plus grandes quantités. Les semences et les récoltes ont par ailleurs été largement perturbées par les combats. 

La menace d'une crise entretenue par les Russes

En exportant le blé ukrainien, la Russie sécurise de son côté une source de revenus dans un contexte économique très tendu pour elle, notamment dû aux sanctions internationales. "Ces exportations constituent un profit quasi net pour les Russes : ils n'ont pas fait pousser ce blé, pas engagé de dépenses pour le semer, pour les engrais, pour la récolte ou pour sa conservation", précise Kateryna Jaresko. 

Plusieurs camions remplis de cageots de nourriture sont inspectés au checkpoint de Djankoï, en Crimée. Selon l'internaute prorusse qui a publié cette photo, ils sont remplis de fraises et de légumes de la région de Kherson. "Le flux [de nourriture] devient de plus en plus important", précise-t-il. (Telegram/russ_orientalist)

Pour Yörük Isik, les autorités russes entretiennent sciemment le risque d'une crise alimentaire mondiale sans précédent, en bloquant les exportations ukrainiennes et en faisant main basse sur les stocks des territoires occupés.

"Dans quelques mois, si rien n'est fait, nous allons assister à une crise alimentaire mondiale vraiment massive."

Yörük Isik, analyste en géopolitique

à France Télévisions

"Les prix des denrées alimentaires comme le blé, l'orge ou le maïs vont augmenter à tel point que seuls les pays occidentaux pourront se les offrir. Les pays du continent africain ou du Moyen-Orient ne pourront plus acheter de nourriture et cela va créer des tensions, inciter nombre d'entre eux à pousser dans le sens d'une réduction, ou d'une annulation, des sanctions imposées à la Russie", poursuit l'analyste en géopolitique turc. Pour rappel, près de la moitié des 54 pays membres de l'Union africaine dépendent des importations de blé ukrainien et russe, selon les Nations unies. 

* Les liens suivis d'un astérisque mènent vers des contenus en anglais.

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