: Enquête Guerre en Ukraine : le cache-cache des oligarques russes pour éviter les sanctions
Avec l’invasion de l’Ukraine, le nombre de ressortissants et d’entreprises russes inscrits sur les listes de sanctions a fortement augmenté. Mais certains oligarques se sont organisés pour contourner les mesures de gel, tandis que d’autres ne figurent tout simplement pas sur les listes.
Certaines personnalités russes faisaient déjà l’objet de sanctions de la part de l’Union Européenne (UE) et des États-Unis depuis l’invasion de la Crimée en 2014. Mais les listes européennes et américaines se sont rallongées depuis le début de l’offensive militaire russe sur l’ensemble du territoire ukrainien, en février 2022.
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La liste américaine compte désormais plus de 700 personnalités, entreprises, bateaux et avions tandis que la Grande-Bretagne dispose d’une liste de 1 000 personnes et entités sanctionnées. Du côté de l’UE, près de 700 noms d’oligarques, politiques et entreprises russes ont été ajoutés ces dernières semaines. Ce dispositif a donné la possibilité à tous les États membres de geler les biens mobiliers (bateaux, avions) et immobiliers (villas) ainsi que les avoirs financiers (comptes en banques) des personnes concernées.
En France, Bruno Le Maire a annoncé le gel de 850 millions d’euros d’avoirs financiers et de biens appartenant à des oligarques russes sur le territoire français. Dans le détail, le ministre de l’Économie a évoqué l’immobilisation de 150 millions de comptes bancaires de particuliers et le gel de plusieurs yachts (d’une valeur de plus de 150 millions d’euros). Le reste, environ 550 millions d’euros, correspond à la trentaine de villas gelées. "Il s’agit de la valeur historique des biens, précise Jérôme Fournel, le directeur général des finances publiques (DGFiP). Avec le bond des prix de l'immobilier ces dernières années, naturellement la valeur réelle est beaucoup plus élevée que la valeur historique. Elle dépasse nettement le milliard d’euros."
Identifier les propriétaires : un casse-tête
Pour réussir à geler les villas, il faut encore réussir à les relier aux vrais propriétaires. Une tâche rendue difficile par l’appétence des oligarques russes pour les montages compliqués. "Il y a quelques biens immobiliers détenus en direct par leur propriétaire, mais c’est une minorité, moins de 10%", confirme Jérôme Fournel. La plupart du temps, les fonctionnaires de Bercy, soit une vingtaine de personnes, doivent remonter l’empilement des sociétés qui mène au propriétaire. "Vous pouvez avoir quatre sociétés interposées entre la maison et l’oligarque qui se trouve tout en haut de la chaîne", précise le directeur général des finances publiques.
Une fois le lien établi, le ministère de l’Économie fait inscrire dans les fichiers fonciers l’existence d’une mesure de gel. Concrètement, cette information, connue des notaires, empêche la vente du bien ainsi que sa location. "Mais la propriété reste à la personne visée par le gel", détaille Renaud Alméras, avocat spécialiste de ces questions. Une personne sanctionnée administrativement peut même théoriquement occuper sa villa, mais l’Union européenne a ajouté une interdiction d’entrer sur son territoire aux oligarques et élus russes.
Pour éviter de voir leurs biens immobilisés saisis, certaines personnalités sanctionnées ont essayé de faire sortir leurs bateaux du territoire de l’Union européenne. C’est ainsi que le 3 mars 2022, le yacht Amore Vero du milliardaire Igor Setchine a été saisi à La Ciotat par les douanes qui ont constaté "une tentative de départ des eaux territoriales françaises", alors que "le yacht devait y demeurer jusqu’au 1er avril". Cette tentative pourrait coûter cher, car se soustraire à une mesure de gel administratif constitue une infraction douanière passible d’une peine de cinq ans de prison et de la confiscation du bien. Pour cela, la justice doit ouvrir une enquête. Le Parquet de Marseille a précisé que ce n’était pas le cas à l’heure actuelle.
Les stratégies de contournement
D’autres oligarques ont tenté de se débarrasser de leurs actions dans des entreprises pour échapper aux sanctions. C’est le cas d’Alexey Mordashov, qui était l’un des principaux actionnaires (33%) de TUI, multinationale allemande spécialisée dans les voyages et le tourisme. L’entreprise a annoncé début mars avoir été informée du transfert des actions de M. Mordashov à la société Ondero Limited, installée dans les Îles Vierges britanniques. Problème : cette société apparaît dans les Pandora Papers, cette gigantesque fuite de données révélées par l’ICIJ et ses partenaires dont la Cellule Investigation de Radio France. Selon nos données, la société Ondero est détenue par Marina Mordashova, avec qui l'oligarque a eu plusieurs enfants. Informée de l’identité de l’actionnaire d’Ondero, les autorités allemandes ont suspendu la transaction.
En France, des cas similaires existent dans le domaine de l’immobilier. À ce jour, des oligarques sous sanctions européennes apparaissent comme actionnaires minoritaires de sociétés détenant des villas, les actionnaires majoritaires étant souvent leurs proches (femmes ou enfants). Ils espèrent ainsi que les villas échappent au gel puisque les sanctions sont nominatives. "Quand vous êtes actionnaire minoritaire, l’administration et la justice peuvent tout à fait considérer que l’oligarque a en réalité le contrôle effectif sur la société, prévient Jérôme Fournel de la DGFiP. Le fait d’être actionnaire minoritaire ne nous condamne pas à l’impuissance, même si nous n'avons pas inclus l’ensemble du ménage sur la liste des personnes sous sanctions."
Des listes incomplètes ?
Reste la question troublante des oligarques qui ont le profil pour être ajoutés à la liste des sanctions mais qui y échappent. Selon Bloomberg (article en anglais), la moitié des 20 plus grosses fortunes de Russie n’apparaît sur aucune liste de sanctions (européenne, américaine et britannique). Plus étonnant, l’Union européenne a justifié l’ajout de certains oligarques à la liste des sanctions suite à leur participation le 24 février 2022 à une réunion au Kremlin en présence de Vladimir Poutine. Or, sur les 37 oligarques présents, 13 ne sont toujours pas sanctionnés par l’UE.
En guise d’explication, la Commission européenne se borne à décrire le fonctionnement de la liste des sanctions : les États membres proposent des noms, puis un vote à l’unanimité des 27 pays est nécessaire pour qu’il soit ajouté à la liste. Théoriquement, il suffit donc d’un seul vote négatif pour permettre à un oligarque russe d'échapper aux sanctions. Mais qui s’est opposé à l’inscription de qui ? Et pour quelles raisons ? La transparence n’est pas encore de mise sur le sujet.
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