Guerre en Ukraine : comment l'Union européenne s'est mise "en ordre de marche" dès le premier jour de l'offensive russe
A vingt-sept, tout prend du temps. Lorsqu'on connaît la lenteur des rouages de l'Union européenne, critiquée y compris par les Etats membres, il semble surprenant que Bruxelles ait réussi à annoncer une série de sanctions contre la Russie dès le premier jour de l'invasion de l'Ukraine, le 24 février 2022. "Habituellement, il faut plusieurs semaines au Conseil européen pour préparer de telles mesures", qui doivent être décidées à l'unanimité, reconnaît Philippe Léglise-Costa, représentant permanent de la France auprès de l'UE. Cette fois, les Vingt-Sept se sont pourtant accordés "en douze heures". Alors comment sont-ils parvenus à réagir si vite ?
En réalité, cette réponse est le fruit de bien plus qu'une journée de négociations. Dès janvier 2022, de potentielles sanctions contre la Russie "font l'objet de discussions discrètes" au sein de l'UE, révèle Philippe Léglise-Costa. Depuis plusieurs mois déjà, les services de renseignements américains et européens alertent sur des mouvements de troupes russes à la frontière avec l'Ukraine. "Nous avons travaillé sur un plan d'urgence pour apporter un soutien militaire à Kiev en cas d'agression, mais sans entrer en conflit avec Moscou et risquer de précipiter la planète vers une troisième guerre mondiale", relate-t-on du côté de l'Elysée.
"Nous avons réfléchi à des mesures économiques et financières très dures, afin de faire augmenter de manière drastique le coût pour la Russie d'une potentielle guerre."
La présidence de la Républiqueà franceinfo
Ces préparatifs semblent d'autant plus nécessaires que l'Ukraine se met, elle aussi, en ordre de bataille. Lorsqu'elle se rend sur place début février, l'eurodéputée Nathalie Loiseau (Renew Europe) constate que des points de contrôles sont déjà installés dans les rues de Marioupol. Des convois militaires ne cessent de circuler à travers le pays. "Sans que l'on ne nous dise clairement les choses, nous avions le sentiment que l'armée ukrainienne se préparait à des bombardements, et mettait ses équipements stratégiques à l'abri", détaille l'ancienne ministre des Affaires européennes.
Les mots d'un chef militaire, rencontré dans le Donbass, ne lui laissent guère de doute sur l'imminence d'une attaque. "Je lui ai dit 'A bientôt' et il m'a répondu : 'Si je suis encore en vie…'." A son retour en France, Nathalie Loiseau adresse une longue note à Emmanuel Macron. "J'étais partie en me demandant pourquoi Poutine attaquerait l'Ukraine. Je suis revenue en me demandant ce qui l'en empêcherait."
"Poutine pensait que nous serions paralysés par la peur"
En pleine présidence française de l'Union européenne, le chef de l'Etat multiplie les entretiens téléphoniques avec ses homologues ukrainien et russe, dans l'espoir d'une désescalade. Les référendums d'autodétermination de plusieurs régions du Donbass, contrôlées par les séparatistes prorusses, changent la donne. Trois jours avant le début de l'offensive, lundi 21 février, le Kremlin annonce reconnaître l'indépendance des oblasts de Donetsk et de Louhansk. "Nous avons considéré que Moscou mettait ainsi sa mécanique en place pour justifier le déploiement de troupes russes en Ukraine", relate la présidence de la République.
Cette annonce pousse le Conseil européen à organiser un sommet en urgence à Bruxelles. La date est fixée au 24 février. Hasard du calendrier ? C'est justement ce jeudi que choisit Vladimir Poutine pour lancer son "opération spéciale". Peu avant 5 heures du matin, le président russe prononce une allocution télévisée depuis un bureau moscovite. Lambris en bois sombre, drapeau à l'arrière-plan, téléphones à portée de main... Le style est quasi-soviétique. La rhétorique aussi. Vladimir Poutine dit déployer son armée pour "dénazifier" l'Ukraine et protéger l'intégrité de son pays.
Alors que les premiers chars russes traversent la frontière, les téléphones des responsables européens se mettent à sonner. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, le président du Conseil, Charles Michel, et le chef de la diplomatie, Josep Borell, sont avertis dès l'aurore. "Bien que nous nous préparions depuis des semaines à cette éventualité, le retour de la guerre sur le continent européen reste un choc", admet un haut fonctionnaire de la Commission. Mais l'UE "se met rapidement en ordre de marche".
"Ursula von der Leyen a été ministre de la Défense en Allemagne, elle connaît bien ces sujets. Il lui semblait évident que l'UE devait être au premier plan de la réponse à l'invasion russe, en raison de notre position géographique comme de notre rôle de partenaire privilégié de l'Ukraine."
Un haut fonctionnaire de la Commission européenneà franceinfo
Au fil de la journée, les dirigeants enchaînent les prises de parole pour condamner l'agression russe. Même le Hongrois Viktor Orban, pourtant proche du Kremlin, la réprouve publiquement. "Nous allons nous coordonner au sein de l'UE, de l'Otan et du G7 et nous allons mettre en œuvre le paquet complet de sanctions les plus sévères" contre Moscou, menace de son côté le gouvernement allemand d'Olaf Scholz.
Cette unité européenne affichée aux côtés de l'Ukraine n'est pas inédite : depuis 2014, les Vingt-Sept ont systématiquement approuvé et renouvelé les sanctions en réponse à l'annexion de la Crimée par la Russie. Mais "cela ne marquait pas nécessairement un consensus plus profond entre les 27 sur les relations avec la Russie", nuance Philippe Léglise-Costa. "Vladimir Poutine pensait que nous allions être paralysés par la peur et les dissensions internes, donc incapables de réagir à l'invasion", abonde un haut fonctionnaire de la Commission. "Il était essentiel de lui montrer qu'il s'était lourdement trompé."
"On voulait éviter une interminable discussion sur des mots"
A la mi-journée, une déclaration commune des chefs d'Etat et de gouvernement européens est diffusée. Puis l'aide immédiate à l'Ukraine est organisée : des fonds sont débloqués pour l'aide humanitaire, des experts sont chargés d'assister Kiev face aux nombreuses cyberattaques russes, l'agence Frontex est mobilisée pour préparer l'afflux de réfugiés.
En parallèle, plusieurs réunions d'urgence sont organisées avec le G7 et l'Otan, pour s'accorder sur "une liste de sanctions à adopter le jour même", précise l'Elysée. Le détail de ces mesures est rédigé par le Comité des représentants permanents (Coreper), et soumis aux différentes capitales en amont du sommet du Conseil européen. "On voulait éviter une interminable discussion sur des mots, alors que nous faisions face à une guerre", explique Philippe Léglise-Costa.
La réunion s'ouvre sur un discours de Volodymyr Zelensky. Le président ukrainien, en visioconférence depuis son centre de commandement, liste ses besoins : des mesures fortes contre Moscou et un soutien militaire. Comme prévu, les Vingt-Sept répondent favorablement à la première demande et adoptent immédiatement les sanctions contre la Russie. Mais le sommet se prolonge tard dans la nuit, alors que les chefs d'Etat et de gouvernement européens évoquent les conséquences de la guerre sur les prix de l'énergie et l'approvisionnement en céréales. La question de fournir des armes et munitions à Kiev est aussi abordée. "Nous sortirions du périmètre d'action habituel de l'UE", décrypte Philippe Léglise-Costa.
"Plusieurs dirigeants ont pris la parole pour parler de la Russie, voire de l'Union soviétique, pour ceux qui l'avaient connue. C'était comme une somme des mémoires collectives de l'ancien bloc de l'Est, afin d'évoquer ce que signifiait ce retour de la guerre sur notre continent."
Philippe Léglise-Costa, représentant permanent de la France auprès de l'UEà franceinfo
La nécessité de renforcer la souveraineté des Vingt-Sept, notamment sur le plan militaire, émerge de ces échanges. "On ne se rend pas encore compte de l'ampleur des transformations que la guerre en Ukraine a déclenchées : depuis des années, la défense européenne faisait l'objet de discours, mais pas de progrès suffisants", rappelle l'eurodéputée Nathalie Loiseau. Philippe Léglise-Costa partage ce sentiment. "Ce jeudi 24 février, l'UE a posé les bases de sa réponse au conflit, mais aussi d'une accélération de la construction d'une souveraineté stratégique", estime le représentant permanent de la France à Bruxelles.
Ces évolutions, par exemple sur l'achat commun de munitions, s'avèrent longues à mettre en œuvre, tempère Le Monde (article réservé aux abonnés). Mais les avancées sont déjà notables, argue Philippe Léglise-Costa : "Au premier jour de la guerre, les Européens ont presque été surpris eux-mêmes d'être aussi unis et préparés à faire face à un tel événement."
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