Contre-offensive, mouvements de troupes... Pourquoi la guerre en Ukraine pourrait entrer dans une nouvelle phase dans le sud du pays
La contre-offensive annoncée par Kiev dans la région de Kherson peine à se traduire sur le terrain. Les forces russes campent sur les positions acquises au début de la guerre, avant d'éventuels référendums d'annexion à la Russie.
La guerre du Sud aura-t-elle lieu ? Mi-juillet, le ministre de la Défense ukrainienne, Oleksiy Reznikov, avait promis "une force d'un million d'hommes" pour reconquérir les régions méridionales tenues par l'armée russe. Près d'un mois plus tard, la ligne de front n'a guère évolué et aucune contre-offensive d'envergure n'a eu lieu. La ville de Kherson, occupée par les Russes depuis les premiers jours de la guerre, tient une place hautement stratégique : elle est la seule grande ville (280 000 habitants avant la guerre) tenue par Moscou à l'ouest du fleuve Dniepr, sorte de frontière naturelle qui coupe l'Ukraine en deux.
Depuis plusieurs jours, l'armée ukrainienne frappe notamment le pont Antonovsky, qui relie Kherson à la rive est du Dniepr, et dont l'importance est cruciale pour le ravitaillement des troupes d'occupation russes. Afin d'isoler la ville, l'Ukraine bombarde également un pont ferroviaire, tout près du premier, et un pont routier au nord-est de la cité, au-dessus de la rivière Inhoulets.
"L'Ukraine veut saisir l'occasion d'isoler les forces russes à l'ouest du Dniepr" pour les neutraliser, analyse pour franceinfo l'ancien général Dominique Trinquand. En cas de succès, l'offensive russe serait refoulée au-delà du fleuve avec, à la clé, un grand nombre de prisonniers et "des effets psychologiques désastreux pour les forces russes".
Début août, Kiev a dit avoir repris une cinquantaine de petites localités, mais pour la plupart situées plus au nord, à la frontière de la région de Dnipropetrovsk. Ces reconquêtes ukrainiennes doivent beaucoup aux lance-roquettes occidentaux Himars, car ils permettent de détruire des dépôts de munitions ennemis et de désorganiser les chaînes logistiques russes. "Il est plus aisé pour les Ukrainiens d'essayer de reconquérir des territoires au Sud qu'au Donbass, d'autant que l'allongement des lignes logistiques russes y est plus importante", estime pour franceinfo le général Jérôme Pellistrandi, rédacteur en chef de la Revue Défense nationale.
A ce stade, toutefois, une offensive ukrainienne à Kherson semble hypothétique. En un mois, la ligne de front s'est seulement décalée de deux petits kilomètres en direction de la ville, malgré les annonces répétées de Kiev sur l'imminence d'un assaut massif pour reprendre la capitale régionale. "Les Ukrainiens n'ont pas encore démontré leur capacité à prendre l'ascendant sur les Russes" dans le cadre d'une contre-offensive d'ampleur, explique à franceinfo Olivier Kempf, directeur du cabinet de synthèse stratégique La Vigie.
"Cette guerre a ses caractéristiques propres à cause des moyens d'observation cyber, drones et satellite. Dès qu'une force d'armée mécanisée se concentre à un endroit, l'ennemi le sait immédiatement", commente Olivier Kempf. Le rapport de force de l'artillerie prime. Or, "il semble favorable aux Russes, quoi qu'on en dise. Cela explique les reculs successifs des Ukrainiens" dans l'Est. Par ailleurs, ajoute Jérôme Pellistrandi, "les forces ukrainiennes ont été, jusqu'à présent, en position défensive", à Marioupol ou Severodonetsk. Cette fois, "il leur faudrait inverser le rapport de forces" en termes d'effectifs.
Kherson, la tête de pont russe vers l'Ouest
Les forces russes, pour le moment, s'efforcent de conserver leurs positions dans le Sud. Elles semblent tenir fermement "toute la poche de Kherson, bordée au nord par la rivière Inhoulets et au sud par des marais et des steppes", poursuit Olivier Kempf, avec également "une succession de tranchées tout au nord". Les bombardements russes gagnent en intensité dans le secteur de Mykolaïv, où est concentrée l'artillerie ukrainienne. En témoigne la mort récente d'Oleksiï Vadatoursky, propriétaire de la principale société ukrainienne de logistique céréalière, dans un bombardement.
Afin de peser davantage sur Mykolaïv, 25 000 hommes seraient actuellement redéployés par la Russie dans le sud de l'Ukraine, selon les renseignements britanniques cités par The Times (article en anglais). "La guerre est sur le point d'entrer dans une nouvelle phase", a prévenu sur Twitter (en anglais) le ministère de la Défense britannique : "Les combats les plus violents se déplacent vers une ligne de front d'environ 350 km s'étendant entre le secteur de Zaporijjia et Kherson, parallèlement au Dniepr."
Comment interpréter ces mouvements de troupes ? "Cela montre l'importance que les Russes accordent à cette contre-offensive ukrainienne", analyse Dominique Trinquand. "Le maintien d'une tête de pont à l'ouest du Dniepr préfigure la suite des opérations pour les Russes, qui veulent continuer leur progression vers Odessa." Les déclarations du renseignement occidental doivent être prises "avec des pincettes", nuance pour sa part Olivier Kempf.
"Après la phase A, l'attaque de Kiev, et la phase B, durant laquelle les Russes se sont concentrés sur le saillant de Louhansk [dans le Donbass], tout le monde s'interroge sur la prochaine étape."
Olivier Kempf, directeur du cabinet La Vigieà franceinfo
Selon lui, deux hypothèses sont sur la table côté russe. La première : "Se prémunir d'une éventuelle offensive ukrainienne". La seconde : "Relancer une action du côté de Kherson, pour prendre Mykolaïv" ou, a minima, "repousser la ligne de front, de façon à tenir l'artillerie longue distance ukrainienne hors de portée de Kherson". Seul l'avenir permettra de lever le voile sur les intentions de Moscou. En attendant, le gouverneur régional, Vitaliy Kim, exclut toute évacuation de Mykolaïv et de ses 450 000 habitants. "Si les Russes avancent, nous y réfléchirons", dit-il.
Des frappes ukrainiennes à Melitopol
La situation dans l'oblast voisin suscite également de vives inquiétudes. La capitale administrative, Zaporijjia, est toujours aux mains de l'Ukraine, mais les forces russes contrôlent depuis le début de la guerre la centrale nucléaire d'Enerhodar, sur la rive sud du Dniepr. Depuis début août, Moscou et Kiev s'accusent de mener des frappes à proximité du site.
Melitopol, plus au Sud, fait office de capitale officieuse des forces d'occupation. Début août, "la majeure partie de la défense aérienne des occupants a été transférée de Melitopol à Kherson", selon le maire ukrainien légitime de la ville, Ivan Fedorov, confirmant l'hypothèse de redéploiements stratégiques. Selon l'Institute for the Study of War (en anglais), un think-tank américain qui produit des synthèses quotidiennes, les "forces russes continueraient de négliger la ligne de front de l'oblast de Zaporijjia, au profit des efforts" dans des régions où les combats sont plus intenses.
"Il arrive que les Russes accumulent périodiquement des forces dans la direction de Zaporijjia, puis les transfèrent dans la direction de Donetsk ou de Kherson."
Administration militaire de l'oblast de Zaporijjiasur Telegram
La présence militaire russe pousse Kiev à maintenir une pression sur Melitopol. Dans un message posté le 8 août sur Telegram (lien en ukrainien), le maire, Ivan Fedorov, affirme ainsi que l'armée ukrainienne a ciblé plusieurs positions russes sur des sites industriels. Ces frappes, menées avec des systèmes d'artillerie lourde américains, selon lui, ont neutralisé une centaine de soldats et des dépôts de munitions. Le représentant régional d'occupation, Vladimir Rogov, affirme de son côté (en russe) que la défense antiaérienne russe a repoussé l'attaque ukrainienne.
Le temps est compté avant l'annexion
Pour l'armée ukrainienne, le compte à rebours a déjà commencé. Car en parallèle, Moscou continue de préparer des référendums d'annexion pour les régions de Kherson et de Zaporijjia, afin d'intégrer ces territoires dans la Fédération de Russie. Ces scrutins sont prévus à l'automne (les autorités d'occupation de Kherson militent pour la date du 11septembre). Ils risquent de geler pour longtemps les rapports de force territoriaux. Si ces référendums se tiennent et qu'ils approuvent l'annexion (ce qui ne fait guère de doute, Moscou contrôlant entièrement les scrutins), le Kremlin considérera ces zones comme russes à part entière. Toute attaque pourrait exposer l'armée ukrainienne, du moins en théorie, à une riposte nucléaire.
A Kherson et Zaporijjia, les autorités d'occupation multiplient déjà les mesures de "russification" (monnaie, opérateurs téléphoniques, passeports...). "Les Russes ont intérêt à annexer très rapidement ces territoires pour entériner ce statut. Il sera alors extrêmement difficile pour les Ukrainiens de les reconquérir", commente Dominique Trinquand.
En attendant, des réseaux de résistance semblent s'organiser dans le Sud, contrairement au Donbass. Plusieurs responsables d'occupation ont déjà fait les frais d'attaques menées par des "partisans". Dernier en date : Vitaly Gura, vice-chef de l'administration de la ville occupée de Novaya Kakhovka, mort de ses blessures après avoir été attaqué devant son domicile, le 6 août au matin. Par ailleurs, une organisation nommée "Ruban jaune" dit avoir distribué 1 200 fanzines, à Kherson, promettant des primes pour la capture d'ennemis russes ou de matériel.
"Il reste deux mois utiles de combats, avant un enlisement à l'automne et à l'hiver", estime Jérôme Pellistrandi. "Si les Ukrainiens arrivent à reconquérir jusqu'au Dniepr, ils protégeront une partie de leur territoire. Sinon, ça repartira l'an prochain." Ce qui laisse entrevoir, à court terme du moins, un pourrissement de la situation, sur le modèle du Donbass depuis 2014, avec une ligne de front figée et des tirs sporadiques de part et d'autre. "Au vu des progressions actuelles qui relèvent du kilomètre ou de l'hectomètre", complète Olivier Kempf, "il apparaît que les deux camps sont épuisés".
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