Cet article date de plus d'un an.

Guerre en Ukraine : des composants occidentaux présents dans des armes russes utilisées contre des civils, selon l'enquête d'une ONG

Article rédigé par Valentine Pasquesoone
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Les restes d'un missile Iskander après une frappe russe à Merefa (Ukraine), le 1er août 2022. (VYACHESLAV MADIYEVSKYY / NURPHOTO / AFP)
Le Partenariat international pour les droits humains souligne aussi que "des composants fabriqués dans des pays occidentaux ont continué d'arriver en Russie" après le début de l'invasion.

"Une vérité inconfortable." Des composants occidentaux ont été identifiés dans des armes russes employées pour de possibles crimes de guerre en Ukraine, depuis le début de l'invasion. C'est ce qu'affirme le rapport (en anglais) publié mardi 28 février par une ONG basée en Belgique, le Partenariat international pour les droits humains (IPHR), en collaboration avec la Commission indépendante de lutte contre la corruption en Ukraine (Nako).

>> Suivez les dernières informations sur la guerre en Ukraine dans notre direct

Les sociétés qui produisent ces composants "doivent être conscientes que leur négligence entraîne des victimes civiles", souligne auprès de franceinfo Simon Papuashvili, directeur de programme au sein de cette ONG qui documente des crimes de guerre commis sur le territoire ukrainien. L'IPHR souhaite que les entreprises impliquées "prennent leurs obligations de diligence raisonnable plus au sérieux" et "s'assurent que des contrôles soient bien en place".

Les auteurs du rapport se sont penchés sur dix attaques contre des infrastructures civiles en Ukraine. Elles ont causé la mort de 70 civils, et la destruction ou l'endommagement de plus de 80 biens, constituant dès lors des crimes de guerre, selon le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Pour l'étude de chaque fait, des images vérifiées et géolocalisées ont été analysées, ce qui permet aux observateurs de faire part d'un "degré élevé de confiance" dans "la détermination de l'arme utilisée".

Des composants américains, allemands et suisses

Le rapport présente le cas d'une attaque contre des infrastructures civiles à Kharkiv, le 17 août 2022 : des frappes de missiles Iskander ont touché un centre culturel, un dépôt de tramway et un dortoir pour des personnes malentendantes. Dix-huit personnes, dont un enfant de 11 ans, ont été tuées. Les services d'urgence ukrainiens et la police de Kharkiv ont découvert des restes de ce type de missile sur les lieux.

Il a également été documenté pour des attaques russes dans la région de Kharkiv, les 26 et 27 septembre 2022, et pour une frappe contre des bâtiments résidentiels dans le centre de Kramatorsk, début février. "L'Iskander a été utilisé pour des centaines de frappes sur l'Ukraine depuis l'invasion", pointe le rapport. Ces missiles comportent plusieurs éléments (processeurs, mémoire flash, câbles Ethernet et micropuces) portant les logos de marques américaines, allemandes et suisses, souligne l'enquête.

Trois autres attaques mentionnées ont été menées avec des missiles KH-101 : une frappe contre une centrale électrique dans la région de Kharkiv en septembre, une autre contre un immeuble résidentiel à Odessa en avril et des tirs sur Kiev le 10 octobre. "Des composants portant le logo ou le nom de marques d'entreprises basées aux Etats-Unis, aux Pays-Bas, en Suisse et à Taïwan ont été retrouvés dans le KH-101", relève le rapport, mentionnant une première étude du groupe de réflexion Royal United Services Institute (en anglais) qui confirmait la présence de ces composants dans ces missiles.

Des missiles Kalibr ont également servi dans deux attaques constituant des crimes de guerre, d'après les services d'urgences ukrainiens : une frappe visant le centre de Vinnytsia en juillet 2022, ainsi qu'une attaque à Dnipro, deux semaines plus tôt. Le rapport révèle que ces missiles contiennent aussi des pièces fabriquées aux Etats-Unis et en Suisse (ainsi qu'à Taïwan), notamment dans les systèmes de navigation et de guidage.

Enfin, deux autres offensives étudiées ont été menées à l'aide du lance-roquettes multiple Tornado-S 9K515 MLRS. Une attaque a ciblé un quartier résidentiel, sans faire de victimes, dans la région de Donetsk, en mars 2022. Une autre a fait deux morts dans un quartier résidentiel de la région de Dnipro, en juillet 2022. Des composants des Tornado (en particulier dans le système de navigation par satellite) sont fabriqués par des sociétés américaines.

Les importations se poursuivent

Le rapport affirme également que "des composants fabriqués dans des pays occidentaux ont continué d'arriver en Russie, bien après le début de l'invasion de l'Ukraine". L'enquête se fonde sur des données commerciales pour montrer que trois entreprises occidentales ont "[exporté] vers la Russie des milliers de composants pour un total de plusieurs millions de dollars, aussi récemment qu'en novembre 2022".

La société allemande Harting, par exemple, produit des composants utilisés dans les missiles Iskander. Depuis le début de la guerre en Ukraine, sa filiale russe, "Harting LLC, a importé 2 433 envois en Russie pour un montant total de plus de 13 millions de dollars (12,27 millions d'euros)", assurent les auteurs du rapport. Les dernières preuves de telles livraisons remonteraient au 29 novembre 2022. Un fournisseur basé en Lituanie est responsable de près d'un quart de ces importations.

Les données commerciales ne précisent pas la nature des composants concernés. Toutefois, des composants, dont des connecteurs, fabriqués par Harting sont cités dans un document révélé par Politico (en anglais). Il énumère les puces nécessaires au maintien du matériel militaire russe pour son offensive en Ukraine. "Figurent aussi sur cette liste des composants fabriqués par Altera, Cypress Semiconductor, Marvell, Texas Instruments et Analog Devices, des sociétés dont les noms ou logos ont été retrouvés sur des composants d'armes utilisées pour les crimes de guerre suspectés documentés ici", détaillent l'IPHR et la Nako.

Des "composants électroniques" visés par Bruxelles

Une autre société ayant des bureaux en Suisse et aux Etats-Unis, TE Connectivity, est mentionnée dans cette liste russe révélée par Politico. A ce stade, "nous avons des preuves qu'un composant de TE Connectivity est utilisé dans un équipement militaire russe, pas un missile", explique à franceinfo la chercheuse Viktoriia Vyshnivska, coautrice du rapport. "Cela ne veut pas dire qu'ils ne sont pas utilisés dans des missiles", mais que les recherches ne permettent pas de l'affirmer à ce stade. L'IPHR et la Nako notent aussi que TE Connectivity est à l'origine de 479 importations en Russie depuis le début de la guerre, pour une valeur totale estimée à 1,8 million de dollars (1,7 million d'euros). L'entreprise "semble avoir cessé de fournir directement à la Russie en mai 2022, mais ses produits sont visiblement toujours importés via différents fournisseurs à travers la Turquie, Taïwan, le Maroc et l'Inde".

L'enquête cite également Trimble, basée aux Etats-Unis. Celle-ci fabrique un système de navigation, Glonass, régulièrement "utilisé dans de nombreuses armes" russes. Les fragments de missiles n'ont pas permis d'identifier ce système dans les armes qui ont servi pour les crimes de guerre décrits, mais Trimble a continué à exporter des produits vers la Russie depuis le début de l'offensive, pour un total de 2,4 millions de dollars (2,27 millions d'euros). Trimble a cessé ses exportations directes en juin, mais des échanges se poursuivent avec un différent fournisseur, pointe le rapport.

Par ailleurs, l'étude relève qu'à ce jour "plus de dix" fabricants d'armes russes "restent exempts de sanctions au Royaume-Uni, dans l'Union européenne et aux Etats-Unis". "Il y a des lacunes qui subsistent" sur ce sujet, regrettait, jeudi, auprès de franceinfo Simon Papuashvili. Ce dernier soulignait alors la nécessité d'une "certaine accélération dans ce processus".

Toutefois, l'Union européenne a annoncé samedi un dixième train de sanctions à l'encontre de Moscou, avec de nouvelles restrictions sur les exportations vers la Russie. "La liste des articles restreints qui pourraient contribuer à l'amélioration technologique du secteur de la défense et de la sécurité russes comprendra désormais de nouveaux composants électroniques, utilisés dans les systèmes d'armes russes retrouvés sur le champ de bataille", a précisé Bruxelles dans son communiqué.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.