Guerre en Ukraine : la recherche des enfants déportés par la Russie, "une course contre la montre avant qu'ils ne disparaissent"

Article rédigé par Pierre-Louis Caron
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Sur les 19 546 transferts illégaux d'enfants vers la Russie signalés par l'Ukraine, seuls 388 mineurs ont pu rentrer dans leur pays d'origine. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Plus de 19 000 enfants ukrainiens manquent toujours à l'appel. La Russie continue de nier tout enlèvement et assure qu'il s'agit d'orphelins qu'elle accueille. Dans leur pays natal, l'espoir d'en voir certains revenir n'a pas disparu.

Sur cette photo publiée le 6 décembre 2023, ils posent fièrement avec des drapeaux jaunes et bleus, aux couleurs de l'Ukraine. Emmitouflés dans leurs épais manteaux, de la neige jusqu'aux chevilles, ces enfants viennent de rentrer dans leur pays natal. Agés de 8 à 18 ans, ils font partie des huit derniers jeunes Ukrainiens à avoir été rapatriés depuis la Russie, où ils avaient été emmenés de force sur ordre de Moscou.

"C'était un jour fort en émotion", confie Mariam Lambert, directrice des opérations de l'ONG Orphans Feeding Foundation, qui a participé au retour de ces enfants. "Jamais je n'avais entendu autant de cris de joie mêlés de douleur et de soulagement", se souvient celle qui a assisté aux retrouvailles. "C'était aussi l'aboutissement de longs mois de travail, et d'un trajet éprouvant pour les enfants, qui avaient été dispersés dans plusieurs régions russes."

Sept des huit enfants rapatriés en Ukraine le 6 décembre 2023 depuis la Russie posent avec le Commissaire ukrainien aux droits humains, Dmytro Lubinets (troisième à droite). (MEDIATEUR DE L'UKRAINE / DMYTRO LUBINETS / TELEGRAM)

Ce rapatriement a eu lieu le jour de la Saint-Nicolas, une fête très importante en Ukraine comme en Russie. Un hasard du calendrier ? En coulisses, les acteurs de cette opération n'en disent pas plus. Car c'est dans le secret qu'ils peuvent organiser au mieux ces retours très rares, "presque miraculeux", souffle Mariam Lambert. Selon le décompte de Kiev, qui dédie un site internet à cette question, sur les 19 546 enfants ukrainiens déportés depuis le début de l'invasion russe, seuls 388 ont été officiellement rapatriés.

Sur le terrain comme dans les sommets internationaux, de nombreux acteurs se démènent pour obtenir "le prompt retour" de ces enfants arrachés à leur pays, comme le réclame le rapport d'une commission d'enquête indépendante de l'ONU. Mais face au système mis en place par Moscou, la tâche semble de plus en plus difficile. Certains enfants ont quitté l'Ukraine il y a plus d'un an et demi et les associations redoutent de perdre leur trace à jamais.

Un trafic géré par le Kremlin

Le transfert des enfants ukrainiens a été largement documenté par Kiev ainsi qu'une dizaine d'ONG. "Les régions les plus touchées sont celles qui ont été ou restent occupées par les troupes russes, comme celles de Marioupol, Donetsk ou Louhansk", explique Anastasiia Khaliulova, du réseau Ukrainian Child Rights. Dans les "territoires occupés temporairement", comme les désigne l'Ukraine, des groupes clandestins tentent d'empêcher le transfert de nourrissons, d'enfants et d'adolescents vers la Russie. Mais ils cherchent surtout à remonter la piste de ceux qui ont déjà été enlevés.

En déclarant que ces enfants sont "tous orphelins", ce qui a été contredit par de nombreuses enquêtes indépendantes, dont celle de l'émission "Sources" sur Arte, le régime de Moscou a transféré hors d'Ukraine des milliers de mineurs aux profils très différents.

"Certains des enfants enlevés étaient placés en centre d'accueil, souvent temporairement, et ont toujours leurs parents. D'autres ont été séparés chez eux de leur famille. Ils ont été emmenés par des soldats, en marge des combats."

Anastasiia Khaliulova, employée du réseau Ukrainian Child Rights

à franceinfo

Pendant l'occupation russe, certains enfants des régions de Kherson ou de Kharkiv ont par ailleurs été envoyés en "camps de vacances" en Russie, soi-disant pour quelques semaines, mais n'en sont jamais revenus.

"Nous avons une vision assez nette du système mis en place par les Russes et leurs complices", assure Anastasiia Khaliulova. Parmi les visages de ce vaste réseau, on retrouve celui de Maria Lvova-Belova, commissaire russe chargée des droits de l'enfant. Nommée à ce poste fin 2021 par Vladimir Poutine, cette mère de famille de 39 ans incarne la politique nataliste et identitaire du Kremlin. Mariée à un prêtre orthodoxe, elle a cinq enfants biologiques, mais aussi la garde de dix-huit autres mineurs, dont un adolescent ukrainien qu'elle dit avoir "trouvé" dans "une cave de Marioupol", rapporte RFI.

La commissaire russe aux Droits de l'enfant, Maria Lvova-Belova, visée par un mandat d'arrêt international, s'affiche régulièrement avec des enfants ukrainiens déportés en Russie. (MARIA LVOVA-BELOVA / TELEGRAM)

Parce qu'elle est considérée comme la cheffe d'orchestre de la déportation d'enfants ukrainiens vers la Russie, Maria Lvova-Belova est visée par un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI). Officiellement, son programme – baptisé "Entre les mains de l'enfant" – a pour mission d'envoyer de l'aide humanitaire en Ukraine. Mais les centres ouverts pour l'occasion ont aussi servi à faire transiter un grand nombre d'enfants vers la Russie, comme l'a mis en lumière l'agence Molfar, spécialisée dans l'analyse de sources ouvertes. Selon elle, au moins quatorze cadres de diverses administrations russes ou séparatistes en Ukraine participent à ce trafic d'enfants.

Des enfants envoyés dans des camps

Plus inquiétant, selon Beth Van Schaack, ambassadrice américaine pour la justice pénale internationale, "un certain nombre d'acteurs non étatiques, franchement effrayants" se font les petites mains de ces déportations. "Il s'agit notamment de gangs de motards d'extrême droite (...) qui font sortir des enfants d'Ukraine", a-t-elle alerté fin novembre lors d'une conférenceUne fois transférés, les enfants ukrainiens sont généralement placés dans des institutions. Nombreux sont ceux qui sont ensuite adoptés par une famille en Russie.

Pour ces jeunes déplacés, l'administration russe met souvent les bouchées doubles. Certains se sont vus remettre des passeports après une procédure express, d'autres ont été envoyés dans des "camps de rééducation". Ceux qui ont voulu rentrer en Ukraine ont été retenus aux frontières de la Russie ou de la Biélorussie, comme le jeune Bogdan Iermokhine, finalement rapatrié fin novembre à la veille de ses 18 ans, après avoir failli être enrôlé de force dans l'armée russe.

Très mobilisée sur ce dossier, la présidence ukrainienne compte aussi sur les pressions internationales pour faire rentrer les jeunes Ukrainiens chez eux. Le 8 décembre dernier, la Coalition internationale des pays pour le retour des enfants ukrainiens a organisé sa première réunion à Kiev, avec pour but de "coordonner les projets assurant le rapatriement, la réhabilitation et l'intégration en toute sécurité de ces mineurs".

De nouvelles méthodes de recherches

Un mois plus tard, 8 janvier, un groupe de travail intitulé "Bring Kids Back" lancé par le président ukrainien Volodymyr Zelensky a lui aussi tenu sa première rencontre. "Ce sont des initiatives bienvenues, qui se concentrent sur les négociations de haut niveau, commente Mariam Lambert, de la fondation Orphans Feeding. Tout cela est complémentaire du travail des ONG sur le terrain. Nous sommes plus mobilisés que jamais." 

La première réunion du groupe de travail Bring Kids Back, organisée en ligne par la présidence ukrainienne, le 8 janvier 2024. (BRING KIDS BACK UA / TWITTER)

Lors du retour des enfants du 6 décembre, l'Unicef mais aussi le Qatar avaient été chaudement remerciés sur Telegram par Dmytro Lubinets, commissaire ukrainien aux droits humains. Après avoir facilité les négociations et le transport des enfants, le Qatar "s'est imposé comme un bon intermédiaire dans ce dossier", observe Mariam Lambert.

"Nous nous tournons vers d'autres pays des Brics, comme le Brésil, qui est très bien placé pour convaincre la Russie d'entamer un dialogue neutre."

Mariam Lambert, directrice de l'ONG Orphans Feeding Foundation

à franceinfo

En plus des nouveaux partenaires, de nouveaux outils sont utilisés pour ne pas perdre la trace des enfants déportés. "La communauté des chercheurs OSINT [Open Source Intelligence] travaille avec des logiciels de reconnaissance faciale", explique Janine di Giovanni, qui dirige l'initiative The Reckoning Project. En analysant des millions d'images sur internet, ces programmes autonomes retrouvent parfois des petits Ukrainiens disparus sur des réseaux comme VKontakte, l'équivalent de Facebook en Russie. "Nous avons musclé nos méthodes d'archivage et développé des systèmes reposant sur l'intelligence artificielle pour repérer les similarités dans les affaires de disparition", détaille-t-elle aussi. A terme, tout cela servira à épaissir les dossiers déposés devant la justice internationale.

Un outil de "russification" pour Moscou

Accusée de toutes parts, la Russie continue de démentir les "allégations" de kidnapping. "La plupart des enfants [ukrainiens] sont venus avec leur famille", a affirmé il y a quelques jours Alexeï Vovtchenko, vice-ministre russe du Travail et de la Protection sociale, face au comité des droits de l'enfant de l'ONU. "Ils ont été placés dans des abris temporaires ou chez des proches", a-t-il assuré, avant de déclarer que des vérifications sont toutefois en cours concernant "plus de 5 000 enfants".

Pas de quoi rassurer les associations et le camp ukrainien, qui ont l'impression de faire face à un mur. "Nous aimerions discuter [avec la Russie], il faut continuer à essayer, mais tout ce que Moscou nous dit est faux", déplore Olga Yerokhina, responsable de l'ONG SaveUkraine. "Pendant ce temps, les enfants souffrent et sont endoctrinés, accuse-t-elle. On les force à parler russe et à tout oublier de leur identité ukrainienne... Nous devons agir avant qu'il ne soit trop tard."

"Nous faisons face à la politique génocidaire de Vladimir Poutine, qui veut faire disparaître notre pays et sa culture."

Olga Yerokhina, responsable de l'ONG Save Ukraine

à franceinfo

Quand les enfants sont effectivement orphelins, ont été envoyés loin en Russie ou déplacés plusieurs fois, le travail de recherche devient extrêmement complexe. "C'est une course contre la montre avant qu'ils ne disparaissent", alerte Olga Yerokhina. Surtout que les changements de nom sont aussi monnaie courante.

Dans sa plainte adressée fin 2022 à la Cour pénale internationale, l'avocat français Emmanuel Daoud qualifiait les déportations de mineurs d'arme de "russification massive" du Kremlin. Alors que l'Ukraine s'apprête à entrer dans sa troisième année de guerre à grande échelle, les associations soulignent que certains enfants, enlevés à un très jeune âge, n'auront sûrement aucun souvenir ni de leur pays d'origine, ni de leur langue – ni même de leur famille.

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