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Témoignages
"On nous obligeait à chanter l’hymne russe" : des enfants ukrainiens déportés en Russie racontent la vie dans les "camps de rééducation"
Un minibus noir aux vitres teintées se gare sur un parking d'un quartier périphérique de Kiev. La porte latérale coulisse et 17 enfants sortent un par un. Cette scène a eu lieu mercredi 22 mars. Il s'agit du retour chez leurs parents de quelques-uns des enfants "déportés" d'Ukraine vers la Russie. Des enlèvements qui valent d'ailleurs à Vladimir Poutine un mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale pour "déportation illégale".
Pour le retour de ces enfants dans les bras de leurs proches, on peut voir d’immenses sourires sur les visages, d’intenses embrassades, et quelques larmes de joie aussi. Denys vient de retrouver trois de ces quatre enfants : les deux grandes Diana et Yana, 14 et 11 ans, et le plus jeune, Nikita, 10 ans, qui porte un survêtement jaune et bleu aux couleurs de l’Ukraine. "Je suis très heureux, les enfants sont sains et saufs, ils ont le sourire et, surtout, ils sont en vie !" s'émeut Denys.
Une colonie de vacances
Les familles sont ensuite entrées dans un bâtiment en brique rouge, et autour d’une collation, les langues se sont déliées. Ces familles racontent à peu de chose près la même histoire : celle d'enfants envoyés en colonie de vacances pour deux semaines et qui ne sont jamais revenus. C'est le même scénario pour 15 de ces 17 enfants, originaires de la région de Kherson, au sud du pays, alors occupée par les Russes. Ils sont partis volontairement un vendredi soir, le 7 octobre dernier, le premier jour des congés de la Toussaint, direction Yevpatoria, à l’Ouest de la Crimée, pour une colonie de vacances au bord de la mer.
Les parents se sont laissé convaincre par les nouvelles autorités locales, car la zone est bombardée en permanence. La contre-offensive ukrainienne est proche d’aboutir. Ils décident donc de mettre leurs enfants à l’abri. Quinze jours plus tard, le séjour touche à sa fin, mais les enfants ne reviennent pas, selon un ordre de l’administration militaire explique l’école.
"Ils nous ont confisqué nos téléphones, puis nous ont dits que nos parents n’avaient pas besoin de nous, qu’ils nous avaient abandonnés. Mais ce n’était évidemment pas vrai."
Vitali, jeune garçon ukrainien déporté en Russieà franceinfo
Pendant près de six mois, pour Vitali, 16 ans, la colonie de vacances devient un "camp de rééducation". "Au réveil, ils nous obligeaient à nous mettre en rangs pour chanter l’hymne russe, décrit le jeune homme de retour en Ukraine. Nous étions nombreux à ne pas vouloir le faire. On se cachait les uns derrière les autres. Une fille avait un drapeau ukrainien dans sa chambre, et Astakhov, le responsable de la sécurité, l’a vu et l’a brûlé. Il a dit : "Regardez, venez voir comment on met le feu à votre pays"."
"Je lui ai répété que j’étais sa mère"
Vitali raconte aussi des brimades morales : "Ils nous ont ensuite rassemblés entre Ukrainiens et nous ont dit que nous venions d’une nation terroriste qui tue des gens, des enfants, que l’Ukraine n’a pas besoin de nous. On nous obligeait aussi à porter des rubans de Saint-George, le symbole du patriotisme russe."
En écoutant le récit de son aîné, la maman Inessa, entourée de ses 3 autres garçons, ne peut s’empêcher de s'en vouloir. "C’est la directrice de l’école qui les a envoyés en colonie de vacances. Elle faisait du porte-à-porte et nous envoyait régulièrement des SMS, précise la mère de famille. Elle nous a tellement mis la pression que j’ai demandé à mon fils s’il voulait partir. Il m’a répondu que tout le monde y allait, alors lui aussi. Ensuite, j’ai appelé régulièrement la responsable de la colonie de vacances. Elle faisait semblant de ne pas savoir qui j’étais. Elle me posait des questions sur ce que je pouvais offrir à mon fils à Beryslav, près de Kherson, alors qu'il y avait des bombardements, alors que là-bas, tout va bien. Je lui ai répété que j’étais sa mère et j’ai insisté : qu’est-ce qui fallait que je fasse pour le prouver ? Elle m’a répondu que personne ne nous rendra nos enfants. De toute façon, ils savaient bien que l’on ne pouvait pas accéder à la zone."
16 000 enfants disparus
C'est grâce à l'ONG "Save Ukraine" que ces parents ont pu prouver leur identité et récupérer leurs enfants. Elle ainsi a réalisé son quatrième convoi de rapatriement depuis le début de la guerre. L’association contacte d’abord les autorités russes et aide ensuite les parents à mettre en place un dossier, avec le passeport, le livret de famille, des justificatifs de domicile. Quand tout est prêt, ils prennent la route ensemble, en bus.
En contournant les lignes de front de Kherson à Yevpatoria, il y a à vol d’oiseau, environ 200 kilomètres, Jeanna en fait plus de 3 500 pour récupérer sa fille Macha. Elle décrit son périple : "On est partis de Kiev en train jusqu’à Chelm en Pologne. On a ensuite pris un premier bus jusqu’à la frontière avec la Biélorussie et puis un autre pour Minsk. On a embarqué en avion, direction l’aéroport de Domodedovo à Moscou." Une fois arrivés en Russie, ils ont été "bloqués pendant 9 heures, interrogés, les Russes ont fouillé nos téléphones, ils nous posaient des questions absurdes : où étaient nos enfants, pourquoi nous les avions laissés, si nous avions des contacts dans l’armée ukrainienne. On a ensuite pu quitter Moscou pour Yevpatoria à deux jours de route. Ils ont signé les papiers, et nous ont dits : voilà, prenez vos enfants et partez !"
Macha et Vitali font partie des 300 mineurs rapatriés, selon les autorités ukrainiennes. Cela correspond à une goutte d’eau puisqu'ils y en auraient 50 fois plus. Kiev en a compté 16 226 très exactement aujourd’hui en Russie ou dans les territoires occupés.
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