Guerre en Ukraine : la Russie encourage toujours le tourisme en Crimée annexée, malgré les risques
En Crimée, le cerf-volant cohabite avec l'uniforme. La péninsule est une destination touristique prisée des Russes, qui apprécient les plages et les vignobles de ce territoire ukrainien annexé en 2014. Moscou n'a aucune intention de brider la vocation balnéaire des lieux, malgré la guerre et les attaques menées sur le pont de Crimée. Lundi, à l'aube, un couple de vacanciers est mort dans son véhicule en traversant l'ouvrage, et leur fille de 14 ans a été hospitalisée. Pour des questions de fierté et de symbole, toutefois, la population est invitée à rejoindre, encore et toujours, cette perle de la mer Noire.
Afin de désengorger le pont, le ministère des Transports incite les automobilistes à privilégier un parcours allongé de 400 km, via Marioupol et Berdiansk, dans les territoires occupés continentaux. Le leader d'occupation de la région de Donetsk, Denis Pouchiline, a même levé temporairement un couvre-feu pour permettre aux voyageurs de rouler la nuit. L'association des voyagistes russes (Ator), de son côté, a exprimé quelques doutes relatifs à la longueur du trajet – huit heures entre Rostov-sur-le-Don et la péninsule – et à la stabilité de l'internet mobile. Dans ces territoires, les assurances ne couvrent pas les éventuels dégâts sur les véhicules, précise encore le site tourdom.ru.
Près de 10 000 personnes ont rejoint un groupe Telegram dédié, afin d'échanger des informations sur le voyage, émaillé de check-points militaires. Les cars de touristes, eux, sont désormais prioritaires pour la traversée en ferry. Mardi, au lendemain de l'attaque, près de 45 véhicules ont pu rejoindre la péninsule, selon Ator. Certains voyagistes ont également prévu de faire passer des touristes dans des voitures, grâce à la circulation alternée mise en place sur la voie du pont restée opérationnelle. Les mesures de sécurité "sont améliorées en permanence", en raison des flux touristiques, a déclaré sur Telegram le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.
De 25 000 à 30 000 touristes traversent chaque jour le détroit de Kertch, selon Sergueï Romachkine, vice-président d'Ator, interrogé par la chaîne RTVI. Une fermeture du pont routier priverait la péninsule de 100 000 visiteurs chaque semaine, selon ses calculs, en tenant compte du passage des ferries et de la route alternative. Une goutte d'eau, toutefois, comparé aux 4 à 5 millions de personnes attendues malgré tout.
"Une pression pour amplifier le tourisme"
Les flux ont quand même ralenti depuis l'invasion russe : de 9 millions de touristes en 2021 à 6,5 millions l'an passé, selon l'agence Interfax. Quelque 59% des Russes interrogés par le Groupe d'information de Crimée estimaient que la péninsule était une destination relativement sûre, et 28% qu'elle était aussi sûre que les destinations de Russie. Seuls 10% la jugeaient dangereuse, selon les résultats diffusés par Pravda.ru. Plusieurs professionnels ont cependant rapporté des annulations de dernière minute. "Nous essayons de convaincre [les touristes] de ne pas prendre de décisions basées sur leurs émotions", a déclaré Elena Bajnenova, responsable d'une agence, citée par la chaîne américaine CNN.
"Il y a eu une énorme pression de la part des autorités russes pour soutenir et même amplifier le tourisme en Crimée occupée", explique Karolina Hird, analyste pour l'Institute for the Study of War, interrogée par Business Insider. A la fois "pour des raisons économiques" et "pour une intégration" de la péninsule "dans le système russe plus large". En mars, la Russie a notamment débloqué deux milliards de roubles pour régler 30 000 salaires dans le tourisme, durant la période de mai à août.
Objectif militaire de l'Ukraine, la péninsule est régulièrement visée par des drones, des explosions et divers incidents. Un incendie s'est déclaré sur un terrain militaire, mardi, conduisant les autorités à évacuer plus de 2 000 civils dans quatre villages voisins. En juin, l'Ukraine avait déjà frappé un pont autoroutier dans le nord de la péninsule, où les forces russes ont bâti d'imposantes lignes de défense. A l'été dernier, un aérodrome militaire avait été visé dans le village de Novofedorivka, à deux pas de la plage.
Si la Russie encourage le tourisme, l'afflux de visiteurs a toutefois l'inconvénient de provoquer des embouteillages, alors que la péninsule constitue une importante plaque logistique pour les troupes. Des inspections de contrôle, mises en place après la destruction partielle du pont en octobre, ont considérablement allongé les temps de passage. Au début du mois, alors que les voitures s'accumulaient sur plusieurs kilomètres, le ministre des Transports, Vitaly Savelyev, a d'ailleurs proposé que des navires militaires prennent en charge les automobilistes, afin de soulager le pont de Crimée.
La présence de ces touristes suscite de nombreux commentaires, alors que la péninsule a été annexée en violation du droit international, et qu'elle est utilisée pour mener l'invasion de l'Ukraine. "Les actions des autorités russes pour encourager l'arrivée de vacanciers en Crimée visent à créer un 'bouclier humain' de civils", écrit sur Facebook l'avocat russe Nikolaï Polozov. "Toute la faute en revient à Poutine", ajoute Mikhaïl Khodorkovski, opposant russe en exil. "Il a déclenché une guerre, a occupé des terres étrangères et a appelé des parents naïfs à aller s'amuser dans une terre occupée."
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