Guerre en Ukraine : les armes envoyées sur le front risquent-elles de revenir illégalement en Europe de l'Ouest ?
Des spécialistes anticipent l'après-conflit et demandent que des mesures soient prises pour éviter le même scénario que l'ex-Yougoslavie. A la fin des années 1990, la région avait été le point de départ de nombreux trafics.
Cent jours de combats en Ukraine et des armes par centaines de milliers. Combien de temps avant qu'elles ne tombent entre de mauvaises mains ? "A un moment donné, la guerre va se terminer", a averti le 28 mai Catherine de Bolle, directrice d'Europol, l'agence européenne de police criminelle. "Nous voulons éviter de connaître la même situation qu'il y a 30 ans, lors de la guerre des Balkans." Dans la foulée des guerres d'indépendance en ex-Yougoslavie, le trafic d'armes avait nourri les réseaux criminels vers l'ouest.
Pour que l'histoire ne bégaie pas, Europol veut installer "un groupe de travail international pour développer des stratégies" contre de potentielles contrebandes, précisait la responsable au quotidien allemand Die Welt. Interpol partage ces inquiétudes. Selon son directeur général, Jürgen Stock, l'Union européenne est "une destination probable pour ces armes, car les prix sur le marché noir sont nettement plus élevés en Europe, notamment dans les pays scandinaves".
"La grande disponibilité d'armes pendant le conflit actuel entraînera la prolifération d'armes illicites dans la phase post-conflit. Les criminels sont déjà en train de se concentrer sur cela."
Jürgen Stock, directeur général d'Interpolà Lyon, le 1er juin
La question est d'autant plus sensible que les livraisons d'armes occidentales se multiplient pour aider l'Ukraine face aux troupes de Vladimir Poutine. La Suède a fourni plusieurs fois des lance-roquettes AT4 anti-chars, la Belgique a expédié 5 000 fusils FNC et le Portugal des fusils automatiques G3. Mi-mai, les Etats-Unis avaient aussi envoyé 5 500 missiles antichars, 1 400 systèmes antiaériens Stinger ou encore 7 000 armes légères.
Un difficile traçage des armes livrées
Impossible, toutefois, d'évaluer l'ensemble des volumes engagés, car certains pays gardent secret le détail des livraisons. "Le Parlement français devrait disposer d'une information sur la quantité de matériel, le timing de livraisons. Mais il est complètement évacué", regrette le député Sébastien Nadot (ex-LREM), dont la question écrite adressée en avril aux Armées est restée lettre morte.
"Cette absence de transparence nous rend prisonniers d'une mauvaise utilisation future de ces armes."
Sébastien Nadot, député (ex-LREM)à franceinfo
Les pays de l'UE sont néanmoins signataires d'un traité de l'ONU sur le commerce des armes et ont adopté une position commune pour établir des critères de contrôle et de traçabilité. "Depuis plusieurs années, l'Allemagne ajoute par exemple une clause dans les licences d'exportation, afin de pouvoir mener des vérifications des stocks sur place, chez le destinataire", explique Maria Camello, chercheuse au Groupe de recherche et d'information sur la paix et la sécurité (Grip). Mais "il n'est pas certain que cette clause existe dans le cas de l'Ukraine", précise-t-elle. Il est d'ailleurs "trop tôt" pour mener des inspections.
En théorie, il existe aussi un traçage technique. "Photogravure laser, pressage profond qui modifie la structure cristalline du métal… Ces dernières années, des efforts techniques ont été réalisés pour améliorer le marquage des armes", explique Stéphane Audrand, consultant spécialisé dans le commerce des armes. Dans le contexte ukrainien, il évoque tout de même quelques couacs, dont un certificat suédois incomplet pour le transfert d'AT4. Le document ne comportait pas "l'intégralité des numéros de série. Ces tâtonnement ont été rapidement corrigés, par la suite."
Des précautions suffisantes ? "Le traçage est important pour essayer de limiter la circulation des armes, mais cela fonctionne surtout quand vous n'êtes pas en situation de conflit", nuance Nils Duquet, directeur de l'Institut flamand pour la paix. Pendant une guerre, "les armes sont transférées ici ou là, d'autres sont perdues sur le champ de bataille".
La délicate estimation des stocks
Il existe pour l'instant peu de traces de détournements en Ukraine. A la mi-mai, des témoignages ont évoqué l'explosion d'une voiture civile (en russe) en banlieue de Moscou, avec deux missiles suédois antichar à son bord. Le propriétaire du véhicule a été placé en détention provisoire, selon l'agence russe Tass (en russe), précisant que cet homme de 52 ans revenait d'une mission humanitaire dans le Donbass. Cet épisode isolé suggère déjà des flux irréguliers.
Reste que les Russes "parviennent à mettre la main sur du matériel occidental", embraye Stéphane Audrand. Il dresse une hypothèse : "Ils le retourneront contre leurs adversaires et il alimentera des réseaux criminels russes, de manière sporadique." L'expert envisage également la possibilité de retrouver certaines de ces armes saisies par les Russes "dans des réseaux terroristes et jihadistes pour ensuite accuser les Occidentaux d'alimenter les réseaux criminels".
Selon lui, les pays fournisseurs ont demandé à l'Ukraine d'estimer les stocks et les pertes matérielles au combat. Une tâche délicate dans un conflit de haute intensité. Ni les Douanes, ni les ministères français des Affaires étrangères et des Armées n'ont précisé à franceinfo les éventuelles garanties de traçabilité réclamées par Paris. L'administration américaine, elle, aurait organisé une rencontre avec des experts indépendants, écrit le Washington Post (en anglais), afin de poser ces garanties, sans communiquer davantage de détails.
Un passé de plateforme du trafic d'armes
Au-delà même de la guerre, qui complique le recensement, l'inquiétude émane aussi du contexte historique de l'Ukraine. A la chute de l'URSS, ce pays a hérité de 30% du complexe militaro-industriel soviétique. "Il disposait alors d'importants stocks et se trouvait à un carrefour du monde post-soviétique, vers la mer Noire et le Caucase", au point de devenir un "hub du trafic d'armes", détaille Stéphane Audrand,
Entre 1992 et 1996, 32 milliards de dollars d'armes ont disparu des stocks militaires, rapporte une étude de l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (Irsem). En 2010, le pays comptait encore 6,2 millions d'armes légères et de petit calibre (ALPC), détenues pour la plupart de manière illégale. Soit le troisième stock mondial, derrière la Chine et la Russie.
"En se rapprochant avec les pays de l'Ouest, les gouvernements ukrainiens ont tout de même fourni des efforts pour contrôler ces trafics", poursuit Stéphane Audrand. Cette dynamique, "laborieuse, en raison de la corruption", a été stoppée par la crise du Donbass en 2014 qui a provoqué "une confusion entre militaires et civils et un réarmement de civils dans la zone du conflit". Dans l'est de l'Ukraine, des stocks d'armes sont pillés. De 2013 à 2015, les autorités recensent la disparition de 300 000 ALPC. "Les zones contrôlées par les républiques populaires de Donetsk et de Louhansk (…) concentrent la majorité des trafics", écrit l'Irsem.
Pistolets Tokarev, fusils AK-47 et Dragounov, figurent parmi les incontournables. Matt Schroeder, chercheur au programme Small Arms Survey, assure sur Twitter (en anglais) que "le gouvernement ukrainien a sévi contre ces détournements, investi dans la recherche et la destruction des armes trafiquées". En quatre ans, 1 600 armes légères, 1,5 million de cartouches et 900 lance-roquettes ont ainsi été saisis.
Une population tentée par l'autodéfense
Et demain, bis repetita ? "A ce stade, la ligne de front aspire l'intégralité des munitions et des armes", considère Stéphane Audrand. En l'absence de données précise, il est encore "trop difficile de se prononcer sur l'avenir des armes en circulation dans la zone", ajoute auprès de franceinfo Edouard Jolly, chercheur en théorie des conflits armés à l'Irsem. "Ce que nous savons depuis l'ex-Yougoslavie, c'est que lorsqu'un conflit armé s'éteint, le risque de dispersion des stocks d'armements est très fort."
"Les premières années après la guerre, la plupart du temps, les personnes ne vendent pas ces armes, acquiesce Nils Duquet. Nous nous attendons à voir la même chose en Ukraine. Au début, la population craindra le retour des Russes, donc elle ne vendra pas ses armes. S'il doit y avoir des trafics, dans un premier temps, ce sera plutôt au sein du pays." Après quelques années, ces armes pourraient atterrir en Europe de l'Ouest.
"Il y a cinq ans, nous écrivions déjà qu'un immense problème allait survenir. Aujourd'hui, il y a encore plus d'armes et encore moins de contrôle. Et donc davantage d'opportunités pour les réseaux criminels."
Nils Duquet, directeur de l'Institut flamand pour la paixà franceinfo
La fin des hostilités nécessitera alors une surveillance accrue, avec "tous les outils de contrôle existants, juridiques et politiques", précise Edouard Jolly. Une tâche délicate, car de nombreux civils ukrainiens sont désormais armés – le président Volodymyr Zelensky avait d'ailleurs signé plusieurs décrets autorisant l'achat et la vente par les particuliers. Dans un contexte de forte insécurité, le conflit a renforcé la volonté d'une partie de la population de posséder des armes, comme le montrent plusieurs consultations.
Nils Duquet ne croit pas à d'éventuels programmes de restitutions d'armes dans les années à venir. A minima, mieux vaut organiser des campagnes d'enregistrement, avec un cadre juridique solide. "Le principal objectif en Ukraine est d'obtenir un meilleur contrôle sur les armes, même si cela implique d'en légaliser la détention à des fins d'autodéfense."
Si la majeure partie du matériel utilisé en Ukraine date de l'époque post-URSS, Nils Duquet n'exclut pas que des armes occidentales livrées récemment fassent le chemin retour entre de mauvaises mains. Avant même le début de la guerre, l'unité "Armes et explosifs" d'Europol avait déjà établi des contacts avec les forces de sécurité de Kiev. Le service devra toutefois "rapidement renforcer cette coopération, car le problème lié aux armes d'Ukraine sera au moins aussi important qu'en ex-Yougoslavie."
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