Guerre en Ukraine : loi du silence, absence de contrôle, sous-estimation… Le difficile décompte des victimes civiles et militaires
Les chiffres officiels des pertes civiles sont probablement sous-estimés. Et le nombre de soldats tués dans les deux camps fait l'objet de stratégies de communication, voire de propagande, côté russe et ukrainien.
Après la guerre des armes, celle des chiffres. Alors que les deux camps, russe et ukrainien, s'accusent mutuellement de "génocide" depuis le début de l'invasion russe, le décompte des victimes civiles et militaires reste très incertain. D'un côté, les communications officielles de Kiev et de Moscou alternent entre non-dits et chiffres invérifiables. De l'autre, les observateurs internationaux peinent à s'assurer de la fiabilité des informations sur place, en raison des combats, et doivent donc se contenter de bilans provisoires communiqués par l'ONU, probablement sous-estimés.
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Mercredi 2 mars, le ministère ukrainien en charge des services de secours a ainsi fait état de plus de 2 000 civils morts. Il s'agit du premier bilan humain communiqué par les autorités ukrainiennes depuis l'offensive lancée par la Russie, le 24 février. Jusqu'alors, les rares chiffres officiels étaient surtout le fait de communications individuelles, issues de personnalités politiques ukrainiennes, à l'image de Liudmyla Denisova, commissaire aux droits de l'Homme auprès du parlement ukrainien. Cette dernière publie chaque jour un décompte du nombre d'enfants qu'elle présente comme victimes de la guerre, via son compte Telegram. Mercredi 2 mars, elle faisait état de 21 enfants morts et 55 enfants blessés depuis le début de l'invasion.
Des chiffres largement sous-estimés
Mais en l'absence d'autorités indépendantes de contrôle, ces chiffres ne peuvent être vérifiés. L'ONU, qui s'efforce de publier chaque jour un rapport sur la situation humanitaire en Ukraine, tient également un décompte des victimes civiles. L'Organisation des Nations unies s'appuie sur la Mission de surveillance des droits humains en Ukraine (HRMMU) présente dans la région du Donbass depuis 2014. Ses dernières remontées, publiées le 2 mars, font état de 752 victimes depuis le 24 février, dont 525 blessés et 227 morts. Mais l'ONU prévient également que ces chiffres sont probablement très sous-estimés.
"Depuis le 24 février, nos collègues du HRMMU font face à une situation très difficile. Ils ne sont pas en mesure de se rendre sur tous les lieux des incidents et ne peuvent donc pas interroger les victimes et les témoins. Ils ont donc dû revoir leur méthodologie, en s'appuyant sur d'autres sources d'informations, notamment via des contacts présents sur les lieux où des victimes civiles sont recensées ", explique Liz Throssel, représentante du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'Homme (HCDH), auprès de franceinfo.
"Compte tenu de ces difficultés, le nombre réel de victimes civiles est probablement plus élevé."
Liz Throssel, du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'Hommeà franceinfo
L'ONU ne recense pas, en revanche, les victimes militaires. Et aucune organisation non gouvernementale ne s'est encore lancée dans un tel recensement. "Nous ne publions pas ce type de comptabilité, sur le nombre de morts dans les armées, qui peut se prêter à l'instrumentalisation en temps de guerre", explique à franceinfo Frédéric Joli, le porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge, institution humanitaire présente dans le Donbass depuis 2014.
Le silence de l'Ukraine sur ses pertes militaires
Dès lors, les seuls bilans des pertes militaires sont produits par les Etats eux-mêmes. Kiev ne communique pas de chiffres sur les morts dans ses propres rangs. Mais le gouvernement du président Volodymyr Zelensky ne se prive pas de le faire pour les soldats russes, publiant quotidiennement un bilan du nombre de militaires ennemis tués. Jeudi 3 mars, le ministère de la Défense ukrainien affirmait que plus de 9 000 soldats de l'armée de Vladimir Poutine avaient perdu la vie depuis le 24 février.
Un site internet a également été créé par les autorités ukrainiennes le 27 février pour permettre aux proches des militaires russes envoyés au front de s'informer sur leur sort. Des photos de pièces d'identité russes, présentées comme ayant été retrouvées sur des cadavres de soldats, y figurent. Une communication stratégique, souligne la chercheuse Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférence à l'université de Nanterre. "L'objectif est double. Il s'agit d'une part de montrer aux Ukrainiens que les Russes ne les écrasent pas et d'autre part de sensibiliser les familles russes ", note cette spécialiste des sociétés post-soviétiques, interrogée par franceinfo.
Côté russe, une guerre qui ne dit pas son nom
Car Moscou a longtemps gardé le silence sur les pertes au sein de son armée. Lors des premiers jours de l'invasion, très peu d'informations ont été diffusées par les médias russes, qui ont même interdiction d'employer le mot "guerre". Dans la communication du Kremlin, l'invasion en Ukraine est en effet décrite comme "une opération spéciale" et les journaux n'ont pas le droit de se référer à d'autres sources que les autorités officielles.
Il a d'abord fallu attendre le dimanche 27 février pour que Moscou reconnaisse des pertes dans son armée, mais sans donner de bilan dans un premier temps. Et ce n'est que le mercredi 2 mars que de premiers chiffres ont été diffusés. Igor Konachenkov, le porte-parole du ministère de la Défense, a déclaré que 498 soldats russes avaient perdu la vie et que 1 597 autres avaient été blessés.
Quelle crédibilité accorder à ce décompte ? "L'armée russe communique les chiffres qu'elle veut, car il n'y a pas d'autorité de contrôle", met en garde Anna Colin Lebedev. La chercheuse, coautrice d'un ouvrage sur le combat des mères de soldats pour la défense des droits de l'homme au sein de l'armée russe, rappelle qu'officiellement la Russie n'avait jusqu'à présent reconnu aucune victime militaire dans le Donbass depuis 2014. "Et lorsque des preuves matérielles leur ont été soumises attestant de la mort de soldats sur place, l'armée a répondu que ces militaires n'étaient pas en service au moment des faits", précise Anna Colin Lebedev.
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