Guerre en Ukraine : que se passe-t-il à l'usine Azovstal, le dernier refuge des soldats ukrainiens à Marioupol ?
Si le reste de la ville portuaire semble aux mains des Russes, l'immense site sidérurgique résiste. Mais pour combien de temps ? Environ 2 000 soldats ukrainiens y sont retranchés, ainsi que plusieurs centaines de civils et de blessés.
Un nom, une usine et un symbole. Azovstal, l'un des plus grands complexes métallurgiques d'Europe, est désormais le dernier îlot de résistance à Marioupol, cette ville du sud-est de l'Ukraine dont les militaires russes ont affirmé, jeudi 21 avril, avoir pris le contrôle après des semaines de bombardements. A l'intérieur du gigantesque site industriel sont retranchés 2 000 soldats ukrainiens qui n'envisagent pas de rendre les armes, mais aussi "environ 1 000 civils, femmes et enfants". Franceinfo fait le point sur ce site industriel dont la chute permettrait au Kremlin de faire définitivement la jonction entre la Crimée, annexée en 2014, et le Donbass, où l'armée russe concentre aujourd'hui ses forces.
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C'est quoi, l'usine Azovstal ?
Il s'agit d'une gigantesque usine métallurgique, l'une des plus grandes d'Europe, qui s'étend sur 12 kilomètres carrés. Le complexe est tellement grand qu'il est visible de tous les côtés de la cité portuaire de Marioupol. Ouvert en 1933, Azovstal appartient aujourd'hui au groupe Metinvest, dirigé par l'homme le plus riche d'Ukraine, Rinat Akhmetov.
En 2020, l'usine employait 10 700 personnes. Avant le début de la guerre, on y produisait chaque année 5,7 millions de tonnes de fer, 6,2 millions de tonnes d'acier et 4,7 millions de tonnes de produits laminés, rapporte le site internet de l'entreprise. "Marioupol a grandi autour du complexe métallurgique pour y loger les dizaines de milliers de familles d'ouvrières et ouvriers de l'usine, rapporte Mediapart. lI jouxte presque un autre immense site métallurgique, le combinat Illitch, pratiquement détruit début avril. Ces deux ensembles d'usines occupent près d'un tiers de la superficie de la ville."
"Azovstal et Illitch constituaient le cœur économique de Marioupol, témoigne auprès de franceinfo Armineh, originaire de la ville, aujourd'hui réfugiée en France. Presque toutes les familles comptaient au moins un employé dans ces usines. J'ai moi-même travaillé pour Azovstal pendant trois ou quatre ans comme traductrice. Toute la ville vivait au rythme de ces usines. Peut-être que plus tard je trouverai des infos sur beaucoup des connaissances qui s'y trouvaient."
Quelle est la situation à l'intérieur et autour de l'usine ?
Les autorités ukrainiennes et russes semblent d'accord sur le chiffre : environ 2 000 combattants ukrainiens se sont retranchés ces dernières semaines dans cette usine. Il s'agit en majorité de membres du bataillon Azov, ce groupe paramilitaire qui tire son nom de la mer d'Azov, et qui fait aujourd'hui partie des forces ukrainiennes institutionnalisées. A leurs côtés, des membres de la 36e brigade de marine qui s'est repliée ici après avoir défendu la ville. Enfin, des "mercenaires étrangers" seraient également présents, affirme l'armée russe. Parmi les soldats ukrainiens, "500 seraient blessés", a écrit jeudi Iryna Verechtchouk, la vice-Première ministre ukrainienne, sur Telegram.
Face à eux, des centaines de soldats russes encerclent le complexe. Sur BFMTV, Sergiy Taruta, député ukrainien et ex-salarié d'Azovstal, a avancé le chiffre de 14 000 militaires russes. Le Kremlin n'a pas donné de détails.
Y a-t-il aussi des civils ?
Oui. Selon le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, en plus des militaires, "environ mille civils, femmes et enfants" et "des centaines de blessés" sont réfugiés dans cette usine. Lundi, le commandant du bataillon Azov, Denis Prokopenko, a lancé un appel à l'aide en diffusant une vidéo dans laquelle témoignent des femmes et des enfants qui disent vivre depuis des semaines dans ces abris.
‼️Звернення командира полку "Азов" підполковника Дениса Прокопенко до світових лідерів pic.twitter.com/3TAr9lOfVW
— АЗОВ (@Polk_Azov) April 18, 2022
Dans une interview au Washington Post (article en anglais), le commandant de la 36e brigade de la marine nationale ukrainienne racontait que le site est aujourd'hui isolé du reste du monde et que chacun essaie de survivre avec les ressources disponibles. "Nous économisons l'eau, nous nous soutenons, nous nous aidons autant que possible, détaillait Serguiy Volyna. Dans le sous-sol, les gens croupissent. Il n'y a pas de médicaments." Le maire-adjoint de Marioupol est lui aussi inquiet. "Ils manquent de tout, assure à la BBC (article en anglais) Serguei Orlov. Ils manquent d'eau, de nourriture, de médicaments, d'aide. Et la Russie bloque tout, toute l'aide humanitaire et les évacuations."
Ce n'est pas la première fois que les souterrains d'Azovstal servent d'abris. En 2014, déjà, lorsque les séparatistes prorusses avaient lancé l'assaut sur Marioupol, des habitants de la ville s'y étaient cachés. "Depuis, nous avons gardé ces bunkers en bon état, il y a de l'eau et de la nourriture pour tenir trois semaines", explique au New York Times (article en anglais), l'une des porte-parole du groupe Metinvest. Selon elle, les stocks pleins permettent de tenir trois semaines avec 4 000 personnes à l'intérieur.
Quelle est la situation militaire ?
Vladimir Poutine a assuré, jeudi, que ses soldats avaient pris le contrôle de Marioupol. Mais finalement, pas question de donner l'assaut sur l'usine Azovstal. "J'ordonne de l'annuler, a-t-il déclaré, jeudi, lors d'une rencontre avec son ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, diffusée à la télévision russe. Il faut penser (…) à la vie et à la santé de nos soldats et de nos officiers, il ne faut pas pénétrer dans ces catacombes et ramper sous terre."
"Bloquez toute cette zone de sorte que pas une mouche ne passe."
Vladimir Poutineà la télévision russe
"La stratégie de l'armée russe est très simple, décrypte pour franceinfo Carole Grimaud-Potter, spécialiste de la Russie et chargée de cours en géopolitique. C'est le siège : 'On est dehors, ils sont à l'intérieur, on attend'."
Car entrer dans le site Azovstal n'est pas si simple. Il est composé de tunnels tentaculaires qui permettent, en temps normal, d'alimenter en matériel et en minerai les différents lieux de production. Ces souterrains compliquent l'attaque russe. "Comment se représenter la zone industrielle ? C'est une ville dans la ville, et il y a plusieurs niveaux souterrains datant de la période soviétique. Ce n'est pas possible de bombarder d'en haut, il faut nettoyer sous terre. Cela prendra du temps", a admis fin mars Edouard Bassourine, le représentant des forces séparatistes prorusses de Donetsk. Certaines sources évoquent ainsi plus de 20 kilomètres de couloirs en sous-sols, jusqu'à 30 mètres de profondeur.
Pour les forces russes, l'entrée dans les tunnels est "impossible", a confirmé Alexander Grinberg, analyste au Jerusalem Institute for Security and Strategy (JISS). Elles "peuvent essayer de le faire, mais elles seront massacrées parce que les défenseurs des tunnels ont l'avantage tactique absolu". Même une "attaque nucléaire" ne pourrait pas détruire les lieux, a estimé à la télévision russe Yan Gagin, un conseiller russe dans la région séparatiste de Donetsk, rapporte le Telegraph (article en anglais).
Que changerait militairement la prise de cette vaste usine pour l'armée russe ?
La prise totale de ce site, et plus globalement de la ville de Marioupol, permettrait aux soldats russes de faire "la jonction complète entre le Donbass, où ils sont désormais massés, et la Crimée que le Kremlin a annexée en 2014", explique Carole Grimaud-Potter. Cet immense couloir serait alors "entièrement à leur avantage". "Cela leur permettrait de mieux se déplacer, d'apporter des équipements, des troupes entre la frontière russe à l'est et jusqu'à la ville de Kershon." La mer d'Azov, de fait, "deviendrait russe".
Jeudi, le maître du Kremlin a aussi une nouvelle fois appelé les combattants ukrainiens à la reddition, en leur promettant qu'ils auraient "la vie sauve" et qu'ils seraient "traités avec dignité". Mais la proposition a été rejetée : "Nous nous battrons jusqu'à la dernière goutte de notre sang", a promis le commandant ukrainien.
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