La Crimée a-t-elle le droit de faire sécession avec l'Ukraine ?
Francetv info a interrogé Pierre Bodeau-Livinec, professeur de droit public et spécialiste du droit international, sur la légalité d'un éventuel rattachement de la péninsule à la Russie, ou de son indépendance.
Une Crimée bientôt russe ? Le Parlement local de Crimée a demandé, jeudi 6 mars, au président russe Vladimir Poutine le rattachement de cette péninsule de quelque 2 millions d'habitants à la Russie. Il a également annoncé la tenue d'un référendum sur la question, prévu le 16 mars. Les électeurs auront le choix entre un rattachement à la Russie ou une autonomie nettement renforcée au sein de l'Ukraine.
Alors que l'Ukraine veut dissoudre le Parlement local et que la Russie conteste la légitimité du gouvernement ukrainien, francetv info s'est entretenu avec Pierre Bodeau-Livinec, professeur de droit public à l'université Paris-VIII et avocat associé au cabinet Lysias. Il livre son analyse en matière de droit international.
Francetv info : Barack Obama affirme que le référendum proposé sur l'indépendance de la Crimée "violerait" le droit international. Dit-il vrai ?
Pierre Bodeau-Livinec : On ne peut pas dire qu'une sécession serait contraire au droit international. La sécession n'est ni autorisée, ni interdite par le droit international. La sécession est un fait. Si, à l'occasion d'une sécession, une entité est constituée avec un territoire et un gouvernement souverain, on peut considérer que c'est un Etat, en fait, et donc en droit. Cela ne vaut qu'à une condition : l'absence de toute violation du droit international (recours à la force...) pour parvenir à ce fait. Tout est ensuite une question d'interprétation. Par exemple, des Etats reconnaissent le Kosovo [qui a fait sécession de la Serbie], d'autres pas.
Le peuple de Crimée peut-il mettre en avant un droit à l'autodétermination pour obtenir son indépendance ?
Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes n'est pas forcément un droit à l'indépendance. La résolution 1514 (XV) des Nations unies, votée en 1960, concernait le droit à l'indépendance des peuples coloniaux. Depuis, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a survécu avec une dimension interne : au sein d'un Etat, les peuples ont le droit à l'autodétermination, mais cela ne doit pas remettre en cause l'intégrité de l'Etat. Un peuple a le droit de participer à la gestion de ses affaires politiques, mais n'a pas de droit à l'indépendance.
Que cela veut-il dire pour la Crimée ?
La République autonome de Crimée exerce depuis longtemps son droit à l'autodétermination, car elle a ses propres instances de gouvernement. Elle possède une large autonomie au sein de l'Ukraine. Un référendum sur l'indépendance ne pourrait être justifié que si un peuple était clairement opprimé par l'Etat et que la séparation était la seule solution.
La Crimée n'a donc aucun avenir en dehors de l'Ukraine ?
Au-delà de la probable illégalité en droit ukrainien de ce référendum, la population en Crimée n'a pas de droit à l'indépendance reconnu par le droit international. Toutefois, cela ne veut pas dire que, si elle obtient son indépendance, la Crimée ne sera pas reconnue par d'autres Etats.
Quel scénario peut-on envisager ?
A moins d'un règlement rapide du conflit, on peut imaginer que la partition de l'Ukraine se matérialisera dans les faits. Les liens entre la Crimée et l'Ukraine seront, en pratique, réduits à néant. Cependant, en droit, l'Ukraine pourra toujours légitimement revendiquer l'appartenance de la Crimée à son propre territoire.
Le reste relèvera de la réaction de la communauté internationale : si les autres pays refusent d'admettre l'Etat de Crimée aux Nations unies, celui-ci n'aurait qu'une existence internationale virtuelle.
Qu'adviendra-t-il si la Crimée rejoint la Russie ?
La Russie devra voter des aménagements pour permettre l'intégration de la Crimée. Quant à la communauté internationale, il ne sera pas question de "déreconnaître" la Russie. On peut plutôt imaginer que les traités conclus avec la Russie ne vaudraient que pour le territoire actuel de la Russie, sans la Crimée. Des pays pourraient aussi décider de refuser de reconnaître les passeports russes des personnes venant de Crimée.
Cela me rappelle l'annexion des Etats baltes [Estonie, Lettonie, Lituanie] par l'Union soviétique en 1940, qui n'a jamais été reconnue. Ces Etats estiment n'avoir jamais disparu car leur annexion était contraire au droit international. Après la chute de l'URSS, ils ont alors "ressuscité".
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