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Protection, exfiltration, inventaire... En Ukraine, une course contre-la-montre pour protéger les œuvres d'art menacées par la guerre

Article rédigé par Zoé Aucaigne
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
L'Unesco estimait que 238 sites ukrainiens avaient été endommagés à la date du 8 février 2023. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Des professionnels de la culture du monde entier prêtent main-forte à l'Ukraine pour protéger son patrimoine, menacé par le conflit.

"Ce que vous entendez là, c'est une des sirènes restées sur mon téléphone." Du portable de Chiara Dezzi Bardeschi s'élève une alerte stridente, à laquelle les Ukrainiens sont habitués depuis le début de la guerre. "Cela vient d'une application qui prévient lorsqu'il y a un risque d'attaque aérienne", précise la cheffe du bureau de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) en Ukraine, contactée par franceinfo.

Cette Italienne de 52 ans a pris ses quartiers à Kiev en octobre. Comparable à l'action des "Monuments Men", un groupe créé en 1943 pour récupérer les œuvres d'art volées par les nazis, sa mission est d'aider à la protection du patrimoine culturel ukrainien menacé par le conflit avec la Russie.

Une photo non datée de Chiara Dezzi Bardeschi, représentante de l'Unesco en Ukraine, devant une statue protégée des bombardements à Odessa. (UNESCO / IVAN STRAHOV)

Ce n'est pas la première fois que la représentante de l'Unesco intervient dans une situation d'urgence. Irak, Libye, Soudan du Sud... Chiara Dezzi Bardeschi est une habituée des zones de guerre. A Kiev, elle reconnaît que ce n'est pas facile tous les jours. Mais l'Italienne en est convaincue : "Nous avons besoin de la culture pour vivre, c'est notre étincelle". "Et là, on est face à un moment critique, où on risque de perdre un patrimoine immense. C'est maintenant qu'il faut intervenir", martèle-t-elle.

Plusieurs centaines de sites endommagés

Pour sa première mission en Ukraine, la représentante de l'Unesco s'est rendue à Odessa, dans le sud du pays : "J'ai participé aux travaux de protection de statues de la ville. Elles ont été entourées de sacs de sable, pour atténuer les impacts d'attaques aériennes, et recouvertes de tissu ignifugé, pour les protéger d'un éventuel incendie". Le centre historique de la ville a d'ailleurs été inscrit au patrimoine mondial en péril de l'Unesco le 25 janvier, malgré l'opposition de la Russie. Cela offre aux sites d'Odessa une protection juridique supplémentaire, selon le porte-parole de l'Unesco : "Ça signifie que l'ensemble des Etats membres s'engagent à tout mettre en œuvre pour protéger ce site. Ils ont une obligation légale face à la communauté internationale". 

Chiara Dezzi Bardeschi supervise et inspecte aussi les travaux de réhabilitation d'urgence, financés par l'Unesco, comme ceux effectués au musée des Beaux-Arts d'Odessa. En juillet, une partie de la verrière et des fenêtres du bâtiment, inauguré en 1899, ont été détruites. "La verrière a été réparée et les fenêtres, protégées par des panneaux en bois. Ces mesures temporaires visent à préserver les collections d'attaques ultérieures", détaille-t-elle.

Une photo non datée des opérations de protection d'une statue avec des sacs de sable, à Odessa (Ukraine). (UNESCO / IVAN STRAHOV)

Le musée des Beaux-Arts d'Odessa n'est pas un cas isolé. Incendiés, pillés, détruits... C'est le triste sort réservé à de nombreux lieux culturels ukrainiens depuis le début de l'invasion russe. Dommages collatéraux ou cibles d'attaques, "plus de 1 000 sites ont été endommagés" au total, assurait fin décembre le ministre ukrainien de la Culture à BFMTV. L'Unesco, qui tient sa propre liste et vérifie chaque dégradation qu'elle y ajoute, tablait plutôt sur 238 sites touchés à la date du 8 février.

Ce décompte a été obtenu grâce à une collaboration avec l'agence onusienne d'imagerie satellite. "Quand on a des raisons de penser qu'un site a été endommagé, on demande à nos collègues de l'Unosat de le confirmer via les images satellites, explique Krista Pikkat, directrice du service culture et situations d'urgence de l'Unesco. Ce qui n'est pas toujours simple : quand il y a des nuages au-dessus du lieu, par exemple, on ne peut pas faire la vérification." Interrogée mi-février, l'Unesco a confirmé à franceinfo qu'aucun des huit sites ukrainiens inscrits sur son patrimoine mondial (excepté le centre-ville d'Odessa) n'avait été touché.

Le froid, cet autre ennemi des œuvres

D'autres lieux culturels n'ont pas eu cette chance. L'un des premiers à avoir fait les frais des combats est le pittoresque musée d'Ivankiv, au nord-ouest de Kiev. Jusqu'alors, il abritait des tableaux colorés de la célèbre Maria Primachenko, une peintre ukrainienne emblématique du début du XXe siècle, saluée par Picasso lui-même. Le 27 février 2022, trois jours seulement après le début du conflit, ses œuvres sont parties en fumée. Le musée a été réduit en cendres par l'armée russe, provoquant l'émoi chez les conservateurs, artistes et autres professionnels de la culture. 

Aussitôt, des organisations internationales se sont mises en ordre de marche. Parmi elles, l'Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit (Aliph), une fondation créée en 2017 pour aider divers pays (Mali, Syrie, Yémen...) à réhabiliter leur patrimoine décimé par la guerre. Quelques jours après l'invasion russe en Ukraine, l'urgence était à la mise à l'abri des objets qu'hébergent musées et bibliothèques.

A défaut de se rendre sur place, sécurité oblige, "on a très vite expédié à plusieurs institutions des boîtes en métal et du papier bulle pour empaqueter leurs œuvres", se souvient Elsa Urtizverea, qui suit les projets menés par l'Aliph en Ukraine. Cette aide s'est révélée précieuse pour le musée Khanenko, à Kiev, touché par des bombardements russes le 10 octobre. "Grâce au matériel de protection envoyé au début du conflit, sa collection de 25 000 œuvres a été épargnée", rapporte Elsa Urtizverea. Mais face au froid hivernal, sécuriser les tableaux et archives ne suffit plus, selon un spécialiste français de la protection du patrimoine en temps de guerre, sous couvert d'anonymat.

"Proposer des caisses et de la mousse, c'est bien, mais il y a aussi un besoin de groupes électrogènes. Laisser un musée dans le froid, ça met en péril ses œuvres."

Un spécialiste français de la protection du patrimoine en temps de guerre

à franceinfo

Sous l'effet des basses températures, les peintures acryliques peuvent ainsi se craqueler, souligne l'Institut canadien de conservation des collections patrimoniales. Ce risque est renforcé par les coupures de courant successives, donc de chauffage, provoquées par les frappes russes sur les centrales ukrainiennes. "C'est un problème nouveau, auquel on n'a jamais été confronté en Irak ou en Afghanistan", souligne Elsa Urtizverea, de l'Aliph. D'autant que les générateurs sont devenus une denrée rare. "On essaye d'en trouver le plus possible mais, pour l'instant, on est sur liste d'attente jusqu'à février", s'inquiète l'experte en histoire de l'art. 

L'évacuation de collections, "une opération intense et tendue"

Face à ces difficultés, et lorsque les autorités et institutions ukrainiennes en font la demande, des anges gardiens du patrimoine optent pour une solution radicale : le transfert d'œuvres vers d'autres pays. Mi-novembre, quelque 70 tableaux ont ainsi été retirés du Musée national d'art d'Ukraine, à Kiev, pour être exposés au musée Thyssen-Bornemisza de Madrid. Cette opération a nécessité une logistique conséquente. "La préparation de l'expédition a été un cauchemar, confie Konstantin Akinsha, conservateur de l'exposition en Espagne et originaire d'Ukraine, contacté par franceinfo. Sélectionner les œuvres, les emballer, trouver une société de transport fiable... Et ça avec le courant qui sautait toutes les heures ! J'ai beaucoup d'admiration pour mes collègues ukrainiens."

L'œuvre "Adam et Eve", de l'artiste Vladimir Baranov-Rossiné, est exposée au musée Thyssen-Bornemisza, à Madrid (Espagne), le 28 novembre 2022. (OSCAR DEL POZO / AFP)

Le 15 novembre, jour du départ du convoi, la capitale ukrainienne a été la cible de bombardements attribués à l'armée russe. A une heure près, les peintures ne seraient jamais parties de Kiev. "Quand la ville a été attaquée, les camions étaient déjà sur la route et n'ont pas été touchés, Dieu merci. Vous n'imaginez pas la fête que ça a été lorsqu'ils sont arrivés en Espagne. C'était une opération vraiment intense et tendue", témoigne Konstantin Akinsha. Rassemblés jusqu'en avril au sein de l'exposition "Dans l'œil du cyclone. Avant-garde en Ukraine, 1900-1930", les tableaux continueront ensuite leur périple vers Cologne (Allemagne). Un moyen de "protéger les œuvres pendant un moment et de mettre en lumière l'art ukrainien", insiste le conservateur. 

La réhabilitation du patrimoine déjà anticipée

Evacuer le patrimoine d'Ukraine n'est toutefois pas une solution idéale, selon des professionnels du secteur. "C'est une question très sensible. Déplacer les œuvres, c'est prendre le risque qu'elles soient pillées pendant l'évacuation", souligne un spécialiste français de la protection du patrimoine en temps de guerre. Car les vols d'artefacts sont légion en Ukraine. L'armée russe a ainsi embarqué plus d'une centaine de milliers d'œuvres et d'objets du musée régional d'Art populaire de Kherson. Presque toute la collection.

L'objectif de l'Aliph et l'Unesco est de s'assurer que l'art pillé revienne aux institutions ukrainiennes à la fin du conflit. Pour cela, les organisations aident à la préparation d'inventaires, une mesure prévue par la Convention de la Haye sur la protection des biens culturels en temps de guerre.

"Il est essentiel qu'un musée puisse prouver qu'une œuvre était dans sa collection via son numéro d'inventaire."

Elsa Urtizverea, chargée des projets de l'Aliph en Ukraine

à franceinfo

Manuscrits à l'origine, ces inventaires ont vocation à être numérisés. "On envoie des appareils photo, des scanners et des ordinateurs pour que les musées créent une base de données solide, précise Elsa Urtizverea. Celle-ci est ensuite transmise au ministère ukrainien de la Culture, afin que toutes les œuvres soient traçables." Ces "Monuments Men" des temps modernes pensent donc déjà à l'après, même si la fin du conflit semble encore loin.

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