: Reportage A Kharkiv, les Ukrainiens ont les yeux rivés sur le voisin russe : "Si besoin, il me faut moins d'une demi-heure pour prendre les armes"
La deuxième ville d'Ukraine, qui se trouve à 25 petits kilomètres de la frontière russe, sera en première ligne si Vladimir Poutine décide de passer à l'offensive. Franceinfo a passé plusieurs jours avec les habitants.
Le vieux monsieur s'est planté devant le sergent-chef Mykhailo Sokolov. Il se présente : 76 ans, deux bras, deux jambes, et "une forte envie" de reprendre du service dans l'armée ukrainienne. Motivation : "Faire exploser les véhicules ennemis par exemple." Signe particulier : déjà trois attaques cardiaques à son actif. Le commandant de la Brigade territoriale de défense de Kharkiv, grande ville de l'est du pays à quelques kilomètres de la frontière avec la Russie, le remercie de se porter volontaire mais lui propose de réfléchir à "une mission moins exposée", au regard de son âge et de son état de santé. Les profils des candidats suivants devraient davantage coller : un ingénieur nucléaire, un étudiant, un vendeur, un enseignant, une femme au foyer. "En ce moment, il n'y a pas un jour sans que des citoyens de la ville nous contactent pour rejoindre nos rangs", se félicite le haut gradé.
"Ils veulent être prêts, au cas où, à défendre les civils, les infrastructures et les voies de communication. Il y a des réservistes bien sûr, mais aussi des gens qui n'ont jamais tenu une arme de leur vie."
Le sergent-chef Mykhailo Sokolovà franceinfo
C'est que la menace est "juste là". "A quoi ? 25 kilomètres", calcule le commandant en montrant du bras la direction du nord, celle de la frontière russe, façon agent de circulation. Si Vladimir Poutine donne le feu vert à ses troupes pour lancer une offensive, Kharkiv et ses 1 400 000 habitants seront en première ligne. Début décembre, pour donner envie de porter le treillis, plus d'une cinquantaine d'affiches publicitaires ont fleuri dans les rues de la deuxième plus grande métropole d'Ukraine après la capitale, Kiev, entre une pub pour un forfait internet et un nouveau parfum. Pour faire le poids face aux dizaines de milliers de soldats que la Russie a déployés, "on a toujours besoin de monde", résume Mykhailo Sokolov, tout en refusant de donner la moindre indication sur le nombre de recrues à ce jour. On tente : plus ou moins de 1 000 ? "Secret défense, j'ai dit."
"Il est possible que papa reparte à la guerre"
On a croisé une de ces recrues chez Obl Energo, la grande entreprise d'énergie de la région. Ivan Rakych, ingénieur de 44 ans, est "tout à fait motivé" pour trimballer ses 102 kilos "là où ils auront besoin de moi". Il a même déjà prévenu ses supérieurs : il se peut qu'il ne vienne pas au bureau un matin "si ça pète". Et ses trois enfants de 9, 16 et 19 ans ? Prévenus aussi. "Je leur ai dit : 'Vous, savez, il est possible que papa reparte à la guerre'. Ils m'ont répondu : 'OK, mais on vient avec toi.'" Le père de famille a fait le calcul : "Si besoin, il me faut moins d'une demi-heure pour quitter la maison, rejoindre la caserne où je suis affecté et prendre les armes."
Dans cette ville industrielle, on connaît particulièrement bien le voisin russe, au point de parler sa langue dans la très grande majorité. On sait également "de quoi il est capable". En 2014, quand le conflit militaire entre l'Ukraine et la Russie a démarré, c'est d'abord à Kharkiv que des militants pro-Moscou ont planté un drapeau russe sur le toit de l'administration d'Etat régionale et proclamé une République séparatiste. Même s'il n'a fallu que quelques heures pour les déloger et reprendre possession des lieux, "personne n'a oublié ces douloureux événements", insiste Boris Redin, aujourd'hui coordinateur local d'Euromaïdan, le mouvement qui a porté les pro-occidentaux au pouvoir à Kiev il y a huit ans.
Alors, s'il faut retourner au combat dans quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, "j'irai en courant", plaisante à peine le vétéran de 53 ans, en redressant sa chapka.
"J'ai fait le Donbass, j'ai servi dans l'armée soviétique, je sais encore utiliser une arme, je sais encore décortiquer une stratégie militaire. C'est un devoir de défendre son pays, non ? On se battra pour l'honneur."
Boris Redin, coordinateur local du mouvement Euromaïdanà franceinfo
Près de la tente jaune et bleu que son mouvement a installée il y a huit ans, à côté d'un portrait de Vladimir Poutine grimé en Hitler, une roquette plantée dans le sol rappelle à ceux qui l'auraient oublié que l'invasion russe n'est "pas qu'un truc de cinéma". "Ça a déjà eu lieu, c'était hier, et ça peut recommencer", peste Boris Redin.
"Une alarme retentira pendant trois minutes en cas d'attaque"
C'est ainsi : à Kharkiv, chacun se prépare à sa manière à ce conflit qui n'en est pas encore tout à fait un. En ville, tout le monde sait par exemple que des bénévoles confectionnent, quelque part, des couvertures de camouflage qui pourraient servir à cacher les soldats ukrainiens dans les tranchées. Un généreux donateur qui souhaite rester anonyme a aussi fait distribuer mille repas pour les forces armées. Toujours "au cas où", la mairie a fait réévaluer en urgence l'état des 4 000 abris anti-bombes situés dans les sous-sols des bâtiments, équipés en eau potable notamment. "Une alarme retentira pendant trois minutes en cas d'attaque, explique à France 2 Orest Tolochenko, le responsable de la protection de la population à la mairie de Kharkiv. Ce sera le signal pour la population qu'il faut allumer la radio ou la télé. Les messages diront d'aller dans les abris." Une carte, qui les recense, est disponible en ligne.
Tous ces "préparatifs" seront-ils suffisants si ce jour arrive ? Konstantin Nemitchev, ultra-nationaliste, a quelques doutes et c'est justement ce qu'il vient dire aux micros et aux caméras, mardi 1er février, lors d'une conférence de presse convoquée en urgence. Le chef de la cellule kharkivienne du Corps national, une organisation d'extrême droite, "trouve" que les autorités ne vont "pas assez vite" et "pas assez loin". "On sait que la Russie peut nous faire un coup", fulmine le jeune homme de 26 ans qui combattait déjà les prorusses en 2014, arme à la main. Son groupe a un plan : organiser ses propres entraînements pour préparer à la guerre "celles et ceux qui le veulent". Chaque samedi, ils sont quelques centaines, dans la boue et dans la neige, pour "apprendre la tactique, apprendre à se cacher, à manier une arme, à prodiguer les premiers soins" ou encore pour savoir "utiliser une carte en cas de coupure électrique, s'orienter dans la nuit..."
A situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle. Mercredi 2 février, les députés du conseil régional de Kharkiv ont solennellement demandé au président ukrainien, Volodymyr Zelensky, de modifier la loi sur le budget de l'Etat pour 2022 et d'augmenter les dépenses de défense en raison de la crise actuelle. Concrètement, les élus réclament une rallonge de 300 millions de hryvnia (lien en russe), soit près de 9,5 millions d'euros, "à un moment où la Russie renforce ses positions près des frontières de l'Ukraine".
"S'il faut fuir, je fais comment ?"
Toute cette agitation fait sourire Iryna Khyzhnyak, coordinatrice régionale du parti OPZJ (Plateforme d'opposition - Pour la vie), étiqueté pro-Moscou. "II suffit pour la Russie de dire de quoi elle est capable pour qu'elle ne soit pas obligée de le faire, résume l'avocate de 50 ans. C'est de la folie de penser qu'on peut se passer de la Russie. On en a besoin, tout le monde en a besoin, il faut être ami avec la Russie. Dans deux mois, vous verrez, on se réveillera dans un autre monde. Dans ces tensions, ce n'est pas Moscou qui est fautif mais les Etats-Unis et l'Otan." Avant d'ajouter : "Je vais vous dire, je crois que cette crise arrange aussi le gouvernement ukrainien. Ça éloigne les gens des vrais problèmes qui touchent le pays. Les prix, l'inflation, la corruption..."
Au centralni rynok, le marché central, même les plus fervents défenseurs de la patrie ukrainienne ne sont plus très loin de penser la même chose. "On me demande de me préparer à toute éventualité alors que j'ai déjà du mal à payer mes factures", raconte Mariya, la trentaine, doudoune bleu ciel, cabas dans la main, croisée près du vendeur d'huile. "Vous ne trouvez pas ça fou ? Et s'il faut fuir, je fuis où, je fuis comment, je fuis avec quel argent ?"
Par les grandes baies vitrées qui donnent sur la grande rue Sumska, les employés de l'administration d'Etat régionale de Kharkiv doivent se rassurer en observant le trafic, les klaxons, les gens entrer et sortir dans les magasins. La panique, quelle panique ? "Pas plus que pour le Covid", témoigne d'ailleurs une employée d'ATB Market, la chaîne de supermarchés nationale, en train de terminer la mise en rayon. "Des clients qui remplissent des caddies, affolés ? Pas vraiment. Nous, les Ukrainiens, on est superstitieux : si on fait des réserves, c'est que le drame va arriver."
"Ça ne peut pas arriver une nouvelle fois"
Signe que tout est (presque) normal : aucun convoi de voitures, cartons de riz dans le coffre, n'a été aperçu roulant en trombe vers l'ouest. Pas plus que des habitants qui n'ouvriraient plus à personne. Sur l'immense place de la Liberté, la plus célèbre de la ville, un conducteur s'amuse à faire crisser les pneus sur le parking devant ses copains. Une affiche rappelle que les footballeurs du Metalist Kharkiv ont bientôt un quart de finale de la Coupe d'Ukraine à disputer, début mars, et il reste des places. Et puis il y a la patinoire, tout au bout, où ils sont une trentaine à tournicoter dans une ambiance bon enfant. Deux ados font des selfies, avant de se déchausser et de bavarder : "Oui, on patine alors que tout le monde parle de guerre, blague Andrei, le plus grand. Il ne se passera rien, vous verrez." Un ami polonais lui a d'ailleurs écrit la veille au soir [mardi 1er février] pour prendre des nouvelles :
- "Tu fais quoi ?"
- "J'attends la guerre."
- "Ça te fait rire ?"
- "Non, mais je n'y crois pas."
Son amie, Kasya, 21 ans, aimerait bien penser la même chose. "Depuis Noël, ma famille m'envoie des images de tanks et de chars sur WhatsApp", souffle l'étudiante, preuve à l'appui. Elle se surprend à échaffauder des plans à propos de la possible offensive russe : "Par les airs ou par le sol ? Février ou plutôt mars ? On en rit mais ça paraît irréel."
"Tu termines ta journée de cours, tu rentres, tu mets la télé, et tu as l'impression que les soldats russes sont dans ton salon."
Kasyaà franceinfo
Ivan Rakych, qui avait mis son tee-shirt "vert armée" spécialement pour nous rencontrer, a lui aussi soudainement changé de teint. Avant de nous saluer, il veut nous montrer "quelque chose". C'est une photo sur laquelle on voit un visage poupon. "Il s'appelait Oleg. C'était mon camarade. Il a été tué par les forces spéciales russes en 2015. Il avait 25 ans. 25 ans... C'est moi qui ai ramené le corps à ses parents." Le gaillard est en larmes. Il s'excuse puis se reprend : "C'est pour ça que ça ne peut pas arriver une nouvelle fois. Vous en pensez quoi, vous ? Que ça peut encore se reproduire ?"
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