: Reportage Guerre en Ukraine : dans les sous-sols du théâtre de Mykolaïv, c'est "comme s'il y avait des psys sur scène"
Les lumières commencent à s'éteindre. Deux comédiens en costume s'apprêtent à faire vibrer une minuscule scène. Ce dimanche 26 mars au soir, le théâtre régional de Mykolaïv fait encore le plein – en tout cas dans son format de poche. Une trentaine de tickets ont été vendus, soit la totalité de la capacité de l'abri anti-aérien, enfoui quatre mètres sous terre, où la représentation est sur le point de débuter. L'ouvreuse, Irina Zakharova, a posé quelques coussins sur les marches, sans chichi. "Histoire de gagner quelques places en plus", chuchote-t-elle en installant trois retardataires.
Perché en haut du petit escalier de l'entrée, le directeur Artem Svistun s'apprête à plonger à nouveau dans cette pièce qu'il connaît si bien. "Je vois bien que certains viennent ici pour se libérer, pas forcément pour voir une pièce en particulier", se félicite-t-il le responsable, qui porte un blason ukrainien sur le buste. "Nous avons forcément un rôle à jouer quand des blessés, ou des gens qui ont tout perdu, viennent nous voir. Un an après le début de la guerre, notre lieu continue d'être un refuge pour les esprits."
Assis au deuxième rang, Andreiï, professeur d'informatique de 25 ans, paraît déboussolé par les lieux, lui qui vient pour la première fois au théâtre. "Bien sûr, cela n'a rien de normal de devoir descendre sous terre pour voir une représentation. Mais finalement, c'est peut-être le signe que nous retrouvons enfin une vie normale", explique le jeune homme, venu "se détendre" avec sa femme. Mais chut, la pièce débute.
Le contraste est saisissant avec la salle principale, située en surface, où des parterres entiers faisaient résonner leurs applaudissements jusqu'à la veille de l'invasion russe. La pièce au décor grandiose est désormais plongée dans un silence étourdissant. Les 432 fauteuils, pareils à des fantômes, ont été protégés par des draps blancs. Le public ne peut plus accéder aux allées, car l'endroit est "trop dangereux", assure Artem Svistun.
La nuit du 22 septembre 2022, à 00h14, un missile S-300 s'est écrasé dans la cour du théâtre. "Ce soir-là, j'avais prévu de dormir dans mon bureau, se souvient le directeur des lieux, encore secoué. Mais finalement, j'ai dû rentrer en catastrophe chez moi." Une chance : le cabinet a été totalement dévasté par le souffle de l'explosion. Les balcons du premier étage ont subi des dégâts et une fissure est apparue au plafond, au-dessus de la scène, affaiblissant la structure du bâtiment. A l'extérieur, la grille d'entrée, défoncée, a été rafistolée avec de la tôle. Et la façade, côté droit, est criblée de débris, comme autant de stigmates.
En cas d'alerte aérienne, le petit abri ne pourrait accueillir plus de 400 personnes à la fois. Impossible, dans ces conditions, de garantir la sécurité du public en surface. La menace est sérieuse : durant des mois, le centre de Mykolaïv a fait l'objet de frappes répétées, qui ont anéanti plusieurs bâtiments. Les fenêtres du conseil municipal, juste en face, sont calfeutrées avec des plaques de contreplaqué. Le siège de l'administration régionale, à 200 mètres de là, est éventré dans toute sa partie centrale, après une frappe qui avait tué 37 morts l'an passé.
"Ici, vous oubliez le quotidien de la guerre"
Après 1h40 de représentation, des applaudissements s'élèvent, étouffés. La pièce Emigrants se termine. Lorsqu'il apprend la présence de journalistes français dans la salle, un homme âgé fait le signe de la victoire avec les doigts alors qu'il se dirige vers la sortie. Le comédien Iouri Grouchenko est de retour en loge, et savoure cette petite victoire sur le sort. "Dans cette guerre, il est important de conserver un esprit sain", souffle-t-il, en passant ses deux mains sur sa chemise froissée. "Je dirais que les docteurs peuvent donner des médicaments. Mais à notre manière, c'est comme si on était des psychologues sur scène."
Cette thérapie ne passe pas nécessairement par le rire. Récemment, une spectatrice a terminé la représentation en pleurs, émue par la pièce à laquelle elle venait d'assister. "Elle a d'abord dit qu'elle ne reviendrait plus jamais. Et puis un peu plus tard, elle m'a confié que ces larmes lui avaient fait du bien, et lui avaient apporté de la paix, raconte Artem Svistun. La plupart des visiteurs veulent voir des comédies, mais d'autres souhaitent au contraire des tragédies qui font office de catharsis."
En ces temps difficiles, où la guerre rôde dans les rues, un médecin lui a dernièrement demandé si des patients traumatisés pouvaient assister à une pièce. Cela pourrait être Elina Gaivoronska, une jeune femme qui vient désormais chaque semaine, en guise de thérapie. "Ici, vous oubliez le quotidien de la guerre", glisse-t-elle après le spectacle. Son frère est encore traumatisé par la destruction de sa maison, dans l'un des bombardements qui ont ébranlé Mykolaïv. "Nous avons vraiment besoin de penser à autre chose, vous savez."
Au mur, dans le hall principal, on remarque une dizaine de cadres photos entièrement vides. "Ce sont les portraits des gens qui ont quitté l'établissement", murmure une dame. Des comédiens étrangers, des Bulgares notamment, sont rentrés au pays. Certains employés, pro-Russes, ont quitté les lieux, pendant que d'autres étaient appelés sur le front. Guerre oblige, la troupe que le théâtre accueille a diminué. Le nombre de comédiens est passé de 43 à 29.
Au musée de l'établissement, qui rouvre enfin pour la première fois, une silhouette en carton immortalise l'un d'eux, Andriï Karaiï, dans une tenue de bouffon, son dernier rôle avant de rejoindre la bataille. "J'ai eu de ses nouvelles récemment, confie Regina Zakharova, l'administratrice. On a parlé de tout et de la vie au théâtre, mais pas de la guerre."
"On essaie de parler de cette guerre ou d'en rire, car il est impossible de comprendre toute cette absurdité avec des arguments logiques."
Artem Svistun, directeur du théâtre académique de Mykolaïvà franceinfo
Ce soir, aucune alerte n'est venue troubler la représentation. Par précaution, un message enregistré rappelle aux spectateurs de ne pas paniquer, le cas échéant. "Bienvenue sur la scène secrète. Vous êtes en sécurité" : à force, Iouri Grouchenko pourrait la réciter les yeux fermés. "Quand ça arrive, nous ne sommes plus aussi nerveux qu'auparavant, mais on ne sait jamais à quoi s'attendre", reprend le comédien. Il suffit d'ailleurs d'ouvrir le placard blanc à gauche dans l'escalier pour tomber sur un stock de masques à gaz, "au cas où". Au cas où, aussi, un groupe électrogène est prêt à prendre le relais si une coupure d'électricité décide d'"entrer en scène" le temps de la pièce.
L'année dernière, 10 000 spectateurs se sont assis dans cet abri antiaérien, aux murs couverts de fresques mythologiques, et qui servait autrefois de salle de sport. Le petit abri de Mykolaïv va continuer longtemps de faire battre le cœur des habitants, et réveiller leurs sentiments enfouis. L'ouvreuse Irina Zakharova, qui a commencé à travailler au théâtre en août dernier, n'a encore jamais vu la grande salle dans ses habits de lumière. Un comble. Alors "après la victoire", elle s'y voit déjà... Elle glissera de siège en siège, pour guider les spectateurs dans une salle noire de monde. Et ouvrira grand les yeux "pour admirer les planches", enfin débarrassées de leurs fantômes.
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