: Reportage Guerre en Ukraine : des adolescents de Boutcha en camp d'été en Espagne, un refuge pour "retrouver leur enfance"
Nykyta ajuste sa couronne à paillettes sur ses boucles brunes, entre deux poses pour des photos souvenirs. Autour de lui, un petit groupe entonne "joyeux anniversaire" en espagnol. Pourtant, le garçon de 12 ans ne parle pas un mot de castillan. Pour le deuxième été d'affilée, ce jeune Ukrainien souffle ses bougies à l'étranger, loin de sa famille restée à Boutcha. "J'ai beaucoup de chance : l'année dernière, j'étais déjà en colonie de vacances, mais en Grèce", se réjouit-il, un œil sur le gâteau.
Nykyta n'est pas un réfugié. Comme lui, neuf enfants originaires de Boutcha sont venus passer le mois d'août au Centre Prince Felipe de Pontevedra, en Galice. Dix jeunes Ukrainiens avaient déjà voyagé jusqu'à cette ville du nord-ouest de l'Espagne, en juillet. Des centaines d'autres profitent de colonies de vacances en Autriche, en Finlande, en Italie ou en Pologne, dans le cadre d'un programme lancé par l'Association des villes ukrainiennes et coordonné par le Comité européen des régions. Des "camps d'été" pensés comme des "refuges pour des enfants qui ont besoin de s'éloigner, physiquement et mentalement" de "l'horreur de la guerre", explique le président de la province de Pontevedra, Luis Lopez. Le tout, financé par les villes et régions qui les reçoivent.
La colonie de vacances de Pontevedra est toutefois un peu particulière : Nykyta et ses camarades sont accueillis dans une mini-ville, la "cité de l'enfance". Construit dans les années 1970, le gigantesque complexe du Centre Prince Felipe accueille plusieurs unités de protection de mineurs, un collège, des services sociaux, un terrain de foot et même une piscine. "Lorsque nous avons entendu parler de cette initiative, nous nous sommes dit que c'était l'occasion d'être solidaires avec les Ukrainiens, explique Manuel García Cendón, directeur de l'établissement. Nous avions déjà tout ce qu'il fallait pour les recevoir : durant l'année, nous nous occupons de 200 jeunes, âgés de quelques mois à 18 ans."
Des feux d'artifice qui résonnent comme des bombes
Il a fallu deux jours aux adolescents et à leur accompagnatrice, Alona, pour arriver en Galice. "On a d'abord eu une journée de bus depuis Boutcha jusqu'à Varsovie, en Pologne, raconte la professeure d'anglais. Personne ne se connaissait, et les enfants ne prononçaient pas un mot." Puis il y a eu deux vols, et encore un trajet en car. Au bout du périple, une "respiration" pour ce petit groupe âgé de 10 à 14 ans, assure Marta, l'une des deux traductrices engagées par le centre.
"Plusieurs d'entre eux n'avaient jamais quitté l'Ukraine, jamais vu la mer. Ce voyage les marque beaucoup."
Manuel García Cendón, directeur du Centre Prince Felipeà franceinfo
En trois semaines de vacances à Pontevedra, les adolescents "n'ont jamais parlé de la guerre", affirme Marta. Pourtant, en cet étouffant mardi 22 août, le sujet surgit en plein milieu d'un atelier de travaux manuels. Tous se souviennent de l'invasion de Boutcha, ville de la banlieue de Kiev meurtrie par les combats et les exactions de l'armée russe. Sous le regard incrédule des adultes, des enfants se coupent la parole ou lèvent la main pour relater leur histoire. D'autres restent assis en silence. "Au début de la guerre, j'ai compté 31 hélicoptères russes en une heure, raconte Artem, 10 ans, plus jeune de la troupe. On a voulu se réfugier dans un village, mais il était proche de l'aéroport militaire d'Hostomel [visé par les Russes le premier jour du conflit], c'était encore plus dangereux."
"Quand on a pu revenir chez nous, on a vu un grand cratère de missile dans la rue", ajoutent les jumeaux Yurii et Yevhenii, 11 ans. Le dernier étage de l'immeuble d'Iryna, dont le père est mort au combat, "a été détruit par une frappe". "J'ai vu des Russes piller des magasins d'électroménager", renchérit Daria, 14 ans. Les récits du conflit s'enchaînent, presque avec détachement, alors que les enfants continuent de coller des petits mots sur une carte d'anniversaire pour Nykyta.
Désormais, "c'est beaucoup plus calme à Boutcha", assure Daria. "Ils se sont juste accoutumés aux sirènes d'alerte, corrige Alona, chuchotant presque. C'est le plus terrible dans cette guerre : on s'habitue à vivre dans des conditions anormales, en oubliant à quoi ressemblent la paix et la tranquillité." Faute de mots, le traumatisme s'était jusqu'ici exprimé autrement. En août, Pontevedra se transforme en une succession de fêtes et de célébrations, souvent couronnées par des feux d'artifice. "En les entendant, les enfants se baissaient, effrayés. Le bruit est le même que celui d'une frappe de drone", relate Marta, Ukrainienne installée en Galice depuis dix ans. Une peur qu'a également ressentie Anastasia, l'autre traductrice, qui s'est réfugiée en Espagne au début du conflit.
"Il m'a fallu trois mois pour me rendre compte que je n'étais pas en danger ici. Eux, ils n'ont qu'un mois. C'est trop court pour que la tension retombe totalement."
Anastasia, traductriceà franceinfo
Pour aider ces enfants, des ateliers encadrés par les psychothérapeutes du Centre Prince Felipe ont lieu chaque mercredi. A défaut d'un "travail en profondeur", impossible dans des délais si courts, les soignants "aident les jeunes à mieux communiquer" ou à "progresser dans la gestion de deuils", rapporte Alba Jorge Ferreiro, responsable de l'un des foyers du centre. "Ils font des activités relaxantes, comme de la peinture ou de la méditation. Ça leur fait beaucoup de bien", s'enthousiasme Anastasia.
De nouvelles amitiés "malgré la barrière de la langue"
Mais ce qui aide le plus ces jeunes Ukrainiens, c'est redécouvrir le quotidien d'enfants en vacances, assure la traductrice de 20 ans. Le centre leur propose toutes sortes d'excursions, également destinées aux résidents habituels : sorties à la plage, balades à Vigo ou sur la Côte de la mort, journée dans un parc aquatique… "Ils ont aussi des temps libres, durant lesquels ils choisissent leurs activités. Souvent, ça se finit à la piscine", s'amuse Manuel García Cendón. Après le déjeuner, presque tous ont en effet enfilé leur maillot, pour mieux supporter les 38°C qui règnent dehors. Abritées sous le peu d'ombre qu'offrent quelques arbres, Marta et Alona les regardent éclabousser Rayan*, un des adolescents qui résident au Centre Prince Felipe.
A Boutcha, "tous les copains" de Nykyta "sont partis se réfugier dans d'autres pays". Alors ce qu'il préfère, dans ce séjour à Pontevedra, ce sont "ses nouveaux amis". "Malgré la barrière de la langue, ils ont réussi à nouer des relations avec les jeunes dont nous nous occupons, se félicite Alba Jorge Ferreiro. Il leur suffit de jouer au foot ou de rigoler ensemble." Des petits détails révèlent ces nouveaux liens. Comme une tape dans la main, lorsqu'ils se croisent au réfectoire le midi. "A chaque excursion, les enfants me demandent si leurs copains vont venir, remarque Anastasia. Je leur apprends quelques mots d'anglais et d'espagnol, mais ils n'ont pas besoin de ça pour communiquer."
"On se parle avec des gestes, ou chacun dans sa langue. On se comprend juste avec nos regards."
Artem, un Ukrainien de 10 ansà franceinfo
Rayan les accompagne justement pour une visite à Saint-Jacques-de-Compostelle. Sur les traces des pèlerins, dans les derniers kilomètres qui relient la colline du Monte do Gozo à la cathédrale, tous cheminent sous un soleil écrasant. L'un des jumeaux, bob enfoncé sur ses courts cheveux blonds, passe le bras autour des épaules de Rayan. Iryna, elle, est en plein échange linguistique avec Sammy*, un autre résident du centre. "En espagnol, on dit 'vamos' [allons-y]. Et toi ?", lui demande l'adolescent. "Davai !", répond la jeune fille, dont les joues rougies par la chaleur soulignent les yeux bleus.
Rayan aimerait bien que "les Ukrainiens reviennent au centre l'an prochain". Mais impossible de dire où en sera le conflit. "S'il n'est toujours pas résolu, j'espère que nous pourrons organiser d'autres camps d'été, car l'expérience est largement positive", estime Manuel García Cendón. "Même s'ils restent préoccupés par le sort de leurs familles, ici, ces enfants se sentent protégés", approuve Alba Jorge Ferreiro. Ce séjour leur aura donc peut-être permis de "retrouver ce dont l'invasion russe les prive : leur enfance", espère Luis Lopez, président de la province de Pontevedra. A les voir tous filer vers l'aire de jeux d'un camping, qui offre un coin d'ombre et l'occasion de faire quelques descentes en toboggan avant d'entrer dans Saint-Jacques-de-Compostelle, l'objectif semble atteint.
"Les colonies de vacances à l'étranger offrent un peu de répit à ces enfants. Mais ce n'est que temporaire : à la fin de l'été, ils repartent dans un pays en guerre."
Alba Jorge Ferreiro, responsable d'un des foyers du Centre Prince Felipeà franceinfo
Les membres du petit groupe ont néanmoins hâte de retrouver leur ville et leurs proches, qui suivent leur séjour à travers messages et photos envoyés quotidiennement. "Ma mère dit qu'elle aurait bien aimé faire le même voyage", sourit Daria. Yurii, lui, serait "bien resté un mois de plus". Impossible : le retour à Boutcha est prévu dans quelques jours. Malgré les sirènes d'alerte et les frappes aériennes, les jeunes vacanciers feront leur rentrée vendredi 1er septembre, comme les autres élèves d'Ukraine.
* Les prénoms ont été modifiés.
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