: Témoignage "Ce n'est plus l'heure d'être en colère, c'est l'heure de partir" : Alexeï raconte pourquoi il a quitté la Russie
Des milliers d'hommes fuient la Russie, après la mobilisation partielle décrétée par Vladimir Poutine. Franceinfo a recueilli le témoignage de l'un d'eux.
"Ma carte SIM ne fonctionne pas ici, et je dois sauter de wifi en wifi. Je vous appelle une fois à l'appartement." Appelons-le Alexeï*, et précisons simplement qu'il vient de Novossibirsk, en Sibérie. Comme plusieurs milliers de citoyens russes, ce jeune homme a choisi de quitter son pays pour échapper à la mobilisation décrétée par Vladimir Poutine. Après des adieux précipités, Alexeï vient d'arriver à Karaganda, au Kazakhstan, vendredi 23 septembre. C'est la première fois qu'il met les pieds dans ce pays, qui borde la Russie sur près de 7 000 km de frontière.
"Tout le monde, dans sa famille, a un homme qui peut potentiellement partir à la guerre."
Alexeï, un citoyen russe en exilà franceinfo
"Personne ne pensait qu'une telle mobilisation était possible, car elle va entraîner un grand désordre dans le pays, ce qui est très risqué [pour Vladimir Poutine]", estime-t-il, encore sonné après les annonces du Kremlin.
"Le document officiel, signé par notre président, parle de mobilisation partielle. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Le gouvernement évoque les personnes qui ont servi dans l'armée, avec une spécialité militaire..." Alexeï a effectivement servi dans l'armée entre 2012 et 2013, avec une formation de conducteur et de mécanicien pendant plusieurs mois. Un profil très recherché par les recruteurs. Si le jeune homme n'a pas reçu d'ordre de mobilisation, il coche toutefois toutes les cases.
Les discussions sur un éventuel exil avaient commencé au tout début de l'invasion de l'Ukraine, le 24 février. "Je n'avais pas encore d'enfant. Avec ma femme, nous avions déjà songé à quitter le pays, mais elle était enceinte, et nous avons décidé de rester." Tout en comprenant ses envies de départ, sa famille l'avait également mis en garde : "N'oublie pas que nous vieillissons, et que nous risquons de ne plus jamais nous voir." Cette fois-ci, ils n'ont plus posé aucune question. Comme une évidence.
"Le plus urgent était de me faire partir"
Alexeï a alors rejoint des groupes Telegram où les gens postent des informations sur le passage des frontières. Ces comptes sont littéralement pris d'assaut. Vendredi matin, près de 100 000 personnes suivaient par exemple un groupe dédié à la frontière avec la Géorgie, avec un tiers de connexions simultanées en permanence. Tous les sujets y sont discutés : animaux de compagnie, carburant... "Peut-on franchir la frontière à pied ?" s'interroge l'un des participants. "Non, mais moi je suis passé à vélo", répond un autre. Sur d'autres groupes, les propositions fleurissent pour des transferts, contre rémunération.
Une cacophonie qui trahit le sentiment d'urgence des participants : filer, vite, avant que les mâchoires des autorités ne se referment sur les frontières. "Le plus urgent était de me faire partir, le plus vite possible", témoigne Alexeï. Mercredi, à 18h45, le jeune homme achète donc un billet sur le premier bus à destination du Kazakhstan, où les Russes peuvent se rendre sans visa. Dans ce bus, Alexeï se retrouve avec 26 autres passagers.
"Plus de la moitié étaient des hommes. Personne ne parlait, tout le monde était silencieux."
Alexeï, un citoyen russe en exilà franceinfo
"Le voyage a été très rapide, j'en ai été moi-même surpris, poursuit-il. Je ne savais pas où j'allais arriver, mais je savais que je serai à l'abri." D'autant que la langue russe est parlée au Kazakhstan. Alexeï a loué un appartement et s'apprête à poursuivre son voyage jusqu'à Tbilissi (Géorgie), dans les prochains jours.
"Ma femme est toujours en Russie et fait une demande pour obtenir le passeport de voyage pour notre enfant de deux mois, afin qu'il puisse également quitter le pays."
Alexeï, un citoyen russe en exilà franceinfo
Ce cas est loin d'être isolé. Les autorités du Kazakhstan estiment que le nombre de voitures voyageant de la Russie au Kazakhstan a augmenté de 20% depuis l'annonce de la mobilisation partielle. Mais c'est surtout à la frontière avec la Géorgie que les files d'attente atteignent des proportions inouies, avec des embouteillages de plusieurs kilomètres avant le poste-frontière de Verkhnii Lars.
"Nous sommes otages de la situation"
S'il estime que son profil l'aurait conduit pour sûr à la guerre, Alexeï ne croit pas à une forme de mobilisation générale dans son pays. "Lors de la guerre de Tchétchénie, des gens ont été appelés avec seulement quelques semaines de formation", note-t-il. Mais "je ne pense pas que les gens sans spécialité militaire ou sans expérience seront appelés pour cette guerre", face à des Ukrainiens qui "combattent depuis des années".
"Si nous devons – ce n'est pas mon avis – nous battre contre eux, il faut vraiment des gens expérimentés, pas de simples gars comme moi ou de simples citoyens."
Alexeï, un citoyen russe en exilà franceinfo
Alexeï est donc soulagé d'échapper au front, à "l'un des moments les plus chauds depuis le début du conflit". Mais il livre également une lecture désabusée de son pays, dont il retient cette constante : "A chaque fois que les Russes pensent qu'un évènement est impossible, celui-ci se produit."
La décision de Vladimir Poutine, en effet, vient de bouleverser sa vie. Il ouvre ce nouveau chapitre avec deux sacs en guise de bagages, et tant pis pour le reste, oublié à Novossibirsk – "Je m'en fiche." Quand on lui demande s'il est en colère, et s'il aurait eu envie de contester le décret, il réagit d'abord avec un rire de tristesse. "Il n'y a plus de place pour la colère en Russie", résume Alexeï. "Si vous sortez dehors pour l'exprimer, vous êtes arrêtés par la police, et même par les militaires, maintenant. Ce n'est donc plus l'heure d'être en colère, c'est l'heure de partir."
"Il n'y a aucun moyen de changer les choses. Certaines personnes disent d'aller dans la rue. Nous l'avons fait plusieurs fois, cela ne fonctionne pas."
Alexeï, un citoyen russe en exilà franceinfo
"Beaucoup d'étrangers ne comprennent pas ce qui se passe réellement", complète Alexeï, pour répondre aux critiques parfois formulées à l'encontre de ces exilés de la mobilisation. "Je veux juste que les gens soient compréhensifs avec ceux qui sont devenus les otages de la situation politique en Russie. Nous sommes jeunes et l'avenir nous appartiendra de toute façon. Nous avons juste besoin d'un peu de temps."
* Le prénom a été modifié.
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