: Témoignages "En entendant des explosions j'ai compris que c'était pour de vrai" : quatre habitants racontent le jour où la Russie a envahi l'Ukraine
C'était un matin d'hiver. Le 24 février 2022, date de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, Christian Matuszewksi, expatrié français, partait faire une livraison dans l'un des endroits les plus exposés, à Tchernihiv, au nord de la capitale. Clémence Le Comte enseignait au lycée français Anne de Kiev. Elle s'était mise au vert pour échapper aux missiles. Pasha Bilov possédait un petit atelier de couture à Kharkiv, dans l'Est. Maria Zaytseva était enceinte de cinq mois et a été complètement prise de court. La vie de ces quatre hommes et femmes, Français ou Ukrainiens, a basculé du jour au lendemain. Ils retracent ce moment pour franceinfo.
"On était au pire endroit"
Christian Matuszewski, expatrié français à Tchernihiv : "On est le 24 au matin, c'est le début du conflit. Ce jour-là, je pars au dépôt de la société Leroy Merlin, au nord de Kiev, du côté d'Irpin et Boutcha. Je n'allume pas la radio, rien du tout. Au bout de 15 kilomètres de route, je croise des tanks ukrainiens, des véhicules de l'avant-blindé avec leurs huit roues. Je me dis : 'C'est normal, comme c'est tendu en ce moment, ça doit être des entraînements.' En arrivant à Kiev où je vais livrer, on me dit : 'Mais qu'est-ce que tu fais là ? T'es pas au courant ? Les Russes sont là !'
"Je fais tout de suite demi-tour vers chez moi, à Tchernihiv. Il y a déjà des files de deux kilomètres aux stations-service, des gens qui sont en panique..."
Christian Matuszewskià franceinfo
Au départ, on ne souhaitait pas spécialement rester. Le problème, c'est que prendre les routes pour évacuer Tchernihiv était déjà pratiquement impossible car les Russes sont arrivés très vite par la Biélorussie. On était au pire endroit. On aurait pu partir dans une autre ville mais on prenait le risque de croiser les Russes. Il y a plein de gens qui ont fait ce choix et qui ont été mitraillés.
La nuit, ça bombardait toutes les deux ou trois minutes. Mon petit garçon a vécu une période de stress énorme. Le soir de ses 4 ans, il a fait une crise d'épilepsie dans mes bras. Heureusement, nous nous étions réfugiés dans le sous-sol de la maternité de Tchernihiv, donc il y avait des médecins. Mais je ne souhaite à personne de vivre ça. Je suis finalement rentré en France en décembre. Pour ce qui est du travail, mon retour s'est bien passé grâce à l'aide de mon groupe. Mais, psychologiquement, c'est difficile. Dans ma tête, je suis encore là-bas : j'ai quand même vécu plus de vingt ans en Ukraine !"
"Avec la naissance de mon enfant, je ne voulais pas partir d'Ukraine"
Maria Zaytseva, bénévole à Kharkiv : "En février 2022, j'étais enceinte de cinq mois. Le jour de l'invasion, j'étais très choquée. Ça me semblait irréel. Ce genre de choses ne devrait pas arriver au XXIe siècle. J'ai beaucoup pleuré. J'étais complètement déboussolée. Mon fils aîné avait 8 ans à ce moment-là. On faisait partie de ces gens qui n'avaient pas préparé de sac d'urgence. On était désemparés. Avec la grossesse, puis la naissance de mon second enfant, j'ai compris que je ne voulais pas partir d'Ukraine. C'est ma maison, ma famille.
Dès le deuxième jour de la guerre, on s'est mis à aider les autres, parce qu'en aidant les autres on s'aide soi-même. Les femmes enceintes ne font pas la queue dans les magasins donc j'ai pu acheter tout un tas de choses facilement dans les supermarchés. Mon mari venait pour récupérer les courses. J'étais une bénévole enceinte. Je me devais d'utiliser cet avantage, ça m'a permis d'aider les autres de manière très efficace.
"La guerre a fait de moi une femme plus dure. Avant, j'étais humaniste. Maintenant, dans ma tête, c'est soit noir, soit blanc."
Maria Zaytsevaà franceinfo
Soit tu es du côté des Russes et tu es un traître, responsable de la mort de ton peuple. Soit tu es du côté de l'Ukraine, de la vérité et de la justice. Au début, j'espérais que la paix serait pour demain. Que si je faisais tout ce qui était en mon pouvoir, la victoire arriverait. Mais cette guerre dure depuis si longtemps que je ne veux plus espérer. Quand j'espérais trop, je déprimais. Aujourd'hui, nous vivons dans l'instant présent."
"Notre plan, c'était de survivre"
Pasha Bilov, entrepreneur à Kharkiv : "Le matin du 24 février, je me suis réveillé vers 4 heures. C'est un ami qui m'a appelé. Il m'a dit : 'Pasha, la guerre vient de commencer ! C'est Poutine...' Je n'arrivais pas à y croire. J'ai entendu des explosions juste à l'extérieur de chez moi. Et là, j'ai compris que c'était pour de vrai. Je suis resté à Kharkiv pour mon équipe. Je ne voulais pas que les couturières perdent leur travail. Au début de la guerre, je ne pensais pas qu'on pourrait vendre nos produits. On s'est dit : 'Tout est fini.' Mais j'ai vu qu'on pouvait poursuivre les ventes, alors on s'est mis au boulot. Notre plan, c'était de survivre, c'est tout.
"Lors de la première explosion que j'ai entendue par la fenêtre, toutes mes illusions sur le fait qu'on vive dans un monde civilisé se sont envolées."
Pasha Bilovà franceinfo
Je ne crois plus à l'idée de progrès. Les hommes continueront toujours de se faire la guerre pour l'argent et pour le pouvoir. Je pense qu'en 2024, on sera toujours en guerre. Avec ce qui se passe à Bakhmout et ailleurs, ce n'est pas l'affaire de quelques mois. Si la contre-offensive se passait bien, on pourrait peut-être diviser les forces russes en deux et reprendre la Crimée cet été..."
"On a l'impression d'être dans un livre d'histoire"
Clémence Le Comte, professeure à Kiev : "J'étais à la 'datcha', la maison de campagne d'amis à moi située à 60 kilomètres de Kiev. La tension commençait à monter dans la capitale. On ne soupçonnait pas ce qui allait se passer, mais on sentait qu'il fallait se mettre au vert. Donc on est partis quelques jours avant. Le matin du 24, on se réveille avec une batterie d'informations, de l'inquiétude, des appels. En lisant les informations, on voit que ça pète partout. Alors le jour même on décide de prendre un train pour sortir du pays.
"On se dirige vers la gare de Kiev et, en y arrivant, on a l'impression d'être dans un livre d'histoire. Ce sont les mêmes scènes : l'exode, une foule qui essaie de rentrer dans les wagons, des enfants qui passent par-dessus les gens, des familles qui se déchirent sur les quais. Ce sont des images qui resteront gravées en moi."
Clémence Le Comteà franceinfo
Avec mes amis, on ne se sent pas de prendre la place d'Ukrainiens qui ont besoin de partir et on cherche une autre solution. On sort pour essayer de trouver un chauffeur sur le parvis de la gare et là, ça explose à quelques centaines de mètres de nous. On sent le moment qui s'arrête, les gens qui courent, il n'y a plus un bruit. C'est peut-être le moment où j'ai eu le plus peur. On saute dans un taxi et on lui dit juste : 'Ramenez-nous chez nous.' Ce jour m'a fait grandir. J'ai appris à prendre des décisions extrêmement importantes dans un moment où je n'avais pas le temps de réfléchir. J'ai aussi appris à prendre des décisions pour moi, parce que c'est un moment où, malgré toute la solidarité qui se met en place, il faut réussir à sauver sa peau."
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