A Bodrum, les migrants syriens remettent leur rêve d'Europe entre les mains des passeurs
La station balnéaire turque est devenue depuis le début de l'année l'un des principaux points de départ des réfugiés et des clandestins vers les îles grecques, portes d'entrée dans l'Union européenne.
Cinq jeunes tuent le temps à l'ombre d'un arbre sur la grève à l'entrée du port de Bodrum, en Turquie. Ils regardent les bateaux de plaisance qui mouillent dans la baie et les plages blanches, hérissées de parasols, de cette station balnéaire prisée des touristes occidentaux. Dans leur dos, un immense paquebot de croisière bouche l'horizon. "On prend le bateau cette nuit", s'enthousiasme Ahmed, 16 ans, qui est là avec ses deux oncles, à peine plus âgés, ainsi qu'un ami et son petit frère. L'adolescent ne cache toutefois pas son appréhension : "On ne sait pas naviguer, ça va être très dur." Plusieurs fois déjà, des canots pneumatiques, chargés de migrants, ont fini dans les rochers parce que leurs occupants ne savaient pas manœuvrer. "Inch Allah", répète Ahmed. "Si Dieu le veut."
Une adresse que l'on s'échange entre migrants
Ahmed et ses compagnons sont syriens. Ils ont fui Deir ez-Zor et les bombardements aériens de l'armée de Bachar Al-Assad qui ont détruit la maison familiale et tué le père de famille, raconte le jeune homme. Comme des milliers d'autres avant eux, ils sont arrivés à Bodrum. C'est l'adresse que l'on s'échange entre migrants, "puisque que c'est ici que se trouvent les bateaux pour la Grèce". De là, ils vont rallier Kos, "parce que c'est l'île la plus proche", explique Ahmed. Ils n'ont aucune idée de ce qui les attend sur ce petit bout de terre, où, faute de structure d'accueil, les migrants dorment sous des tentes, dans la rue, sur la plage ou dans un hôtel désaffecté insalubre, en attendant d'être conduits sur le continent, où ils pourront poursuivre leur périple. Ils savent juste que c'est le passage obligé pour rejoindre l'Allemagne. "On veut y faire venir nos familles", rêve Ahmed.
Pour les Syriens, mais aussi les Irakiens, les Iraniens, les Pakistanais ou les Africains, cette traversée depuis la côte turque vers les îles grecques de la mer Egée est le meilleur chemin pour entrer dans l'Union européenne. Le voyage est rapide – le bras de mer qu'il faut franchir ne mesure que cinq kilomètres – et il est surtout bien moins périlleux que le périple depuis les côtes libyennes jusqu'à l'île italienne de Lampedusa, qui fait de la Méditerranée un cimetière marin pour voyageurs clandestins. Depuis le début de l'année, Bodrum voit donc débarquer de plus en plus de migrants.
Plus de 1 000 dollars pour une place dans un canot
Les migrants racontent tous la même histoire. Arrivés à Bodrum, ils prennent contact avec un intermédiaire dont ils ont récupéré le numéro de téléphone par des amis les ayant précédés. Ils rencontrent cet homme, lui versent 1 000 dollars environ, parfois plus mais rarement moins, en échange de la promesse d'une place dans un bateau. L'intermédiaire leur explique que le passeur les appellera pour les prévenir du jour et de l'heure du départ. Ce sera en pleine nuit, à 4 heures du matin. Le point de ralliement est une place à l'écart du secteur touristique. Il faudra y être à 23 heures. Là, un chauffeur de taxi les emmènera jusqu'à cette plage à plusieurs dizaines de kilomètres en dehors de la ville. On leur montrera comment se servir du bateau et ils n'auront plus qu'à embarquer. Le gilet de sauvetage ou la bouée sont en supplément. Certains passeurs déconseillent même d'en prendre, ces équipements leur faisant perdre de la place à bord.
"Tout ce que je sais, c'est qu'on voyagera de nuit"
Ces voyageurs clandestins dorment par petits groupes sur les pelouses le long de la promenade du front de mer ou se reposent, assis sur les murets à l'ombre des palmiers derrière les mosquées ou dans les jardins municipaux, en attendant le moment d'embarquer. C'est le cas de Mohamad, 26 ans et "graphic designer". Il vient d'une famille aisée de Damas. Il était à Ankara avec ses parents depuis un an. Son grand frère est médecin en Arabie saoudite, un autre travaille au Brésil, le dernier en Allemagne. C'est là-bas qu'il veut aller. Il n'est à Bodrum que depuis deux heures et sa traversée est déjà arrangée. "J'attends le coup de téléphone qui me dira si c'est pour ce soir. Je ne sais pas où va le bateau. Tout ce que je sais, c'est qu'on voyagera de nuit", confie-t-il. Il a hâte de traverser. Pas très loin, Feras sait, lui, sur quelle île son bateau le mènera : "Chios." Mais cela ne lui dit pas grand-chose.
"Après la Grèce, il faudra encore payer"
Feras a 34 ans. Il était pharmacien à Alep. Sa fratrie a été éclatée par la guerre. Sa sœur est à Istanbul et ses frères au Caire, en Egypte, et au Liban. Lui veut aller en Allemagne, où vit un de ses amis, lui aussi pharmacien. "Il me donnera du travail", espère-t-il. Il voyage en compagnie d'un cousin et d'un ami, avec pour seuls bagages deux sacs à dos noirs et un gros sac en plastique. "On reste dans ce jardin parce que c'est gratuit", avoue-t-il, embarrassé. "Ici, tout coûte cher : l'hôtel, le restaurant…" Il faut économiser, car le voyage est encore long. "Après la Grèce, il faudra encore payer", soupire Feras.
Ahmed, lui, est désemparé. Originaire de Damas, il campe avec sa famille depuis des jours devant un chantier du front de mer. Ils ont pris des transats du bar de plage voisin pour s'en faire des lits. Leurs baluchons sont posés dans un coin. "Mon fils, ma fille dorment ici, dehors. Ils ont froid, ils ont faim, ils ont soif", se lamente-t-il. "Je ne veux pas rester en Turquie, je veux aller en Europe, mais je ne sais pas comment faire. Aidez-moi. Comment je fais pour prendre un bateau ? Où est-il ?" Il tient à la main son portefeuille recouvert de plusieurs couches de ruban adhésif. Une astuce de migrants pour protéger son argent et ses papiers d'identité de l'eau. Son frère, lui, garde ses précieux documents dans des sachets de plastique, maintenus par des élastiques.
"Tous mes amis sont passés par la Grèce"
Comme n'importe quel voyageur, les migrants qui ont déjà fait le voyage prodiguent aux suivants leurs conseils. Ayman pourtant est un peu perdu. Ce styliste-modiste de 35 ans a quitté Hassaké avec son frère Sami. "Tous mes amis qui ont fait le voyage vers l'Europe sont passés par la Grèce. Ils m'ont dit qu'il fallait que je vienne à Bodrum parce que c'est là que je pourrai prendre le bateau. Ils m'ont dit d'attendre, que quelqu'un me contacterait et m'emmènerait." Alors il attend. Sur la promenade du bord de mer, il a sympathisé avec des Afghans. Mais ils n'en savent pas plus que lui.
Ses amis lui ont aussi donné un plan de route sommaire : "Après la Grèce, la Macédoine ou la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie, l'Autriche et l'Allemagne." Lui prolongera vers la France, "parce que je parle la langue". Il parle un français approximatif, souvenir de ses études de lettres à Damas. Ses amis l'ont prévenu : "Ce ne sera pas facile. Il faudra marcher, prendre le train, l'autocar…" "Tout le monde espère arriver en Europe, car la vie y est bonne, mais c'est difficile. Nous, on n'a pas le choix. Chez nous, c'est la guerre. Il y a trop de malheurs. Il n'y a plus rien pour nous là-bas."
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