Au côté des migrants, "La Chapelle en lutte" improvise la vie en autogestion
Ils ne se réclament d'aucun parti, syndicat, ou association. Pour pallier ce qu'ils considèrent comme des manquements des pouvoirs publics, ces "soutiens" bousculent l'aide aux réfugiés.
La plupart d'entre eux ne se connaissaient pas il y a deux mois. Valérie, Gabriel, Hervé, Lyès, Gwen, Bernard... "Il y en a qui travaillent, il y a des RMistes, des universitaires, des ouvriers, des artistes", énumère Hervé, 60 ans. Il y a des jeunes, quelques anciens. Un point commun, toutefois : tous appartiennent à La Chapelle en lutte, un collectif baptisé du nom de ce quartier du nord de Paris, où beaucoup d'entre eux ont vécu. Après y avoir fait la connaissance des migrants installés dans le campement de fortune évacué début juin sous le métro aérien, ils ont choisi de s'investir. A leur façon.
Rassemblés depuis vendredi 31 juillet dans le lycée désaffecté Jean-Quarré, dans le 19e arrondissement de la capitale, ils tentent d'assurer avec pragmatisme et détermination la survie de quelque 200 personnes issues de douze nationalités (Soudanais, Libyens, Erythréens, Afghans, entre autres) qui ont trouvé un toit dans cet ancien établissement. Faisant fi des partis politiques, des syndicats, et des humanitaires, ce mouvement alternatif hétéroclyte improvise depuis sa "maison des réfugiés", réclamant l'ouverture d'une structure centralisée d'accueil des réfugiés ainsi que l'obtention de papiers pour les demandeurs d'asile. Une expérience en forme de pied de nez aux pouvoirs publics, qu'ils accusent d'aggraver la situation des migrants.
Le règne du système D
"Pour la bouffe, ce soir, comment on fait ?" "On vient de me confirmer les deux machines à laver disponibles dans deux semaines." " Vous avez vu Héloïse ? Elle est partie chercher les 200 serviettes ?" Il suffit de laisser traîner une oreille dans la cour de l'établissement pour le comprendre : La Chapelle en lutte vit de dons, de débrouille et d'huile de coude. En marge des associations et institutions d'aide aux réfugiés, aux sans-papiers, ou aux demandeurs d'asile, le collectif se présente comme un regroupement de bonnes volontés totalement indépendant, où "quiconque identifie un besoin auquel il pense pouvoir répondre peut le faire", résume Gabriel, 23 ans.
Ainsi, ce collectif compte, en son sein, des traducteurs (pour communiquer en anglais et en arabe avec les migrants non-francophones), des avocats, des travailleurs sociaux et espère bientôt installer une infirmerie, ainsi qu'une bibliothèque au premier étage de l'établissement. En attendant la salle de classe, un jeune homme aux petites lunettes rondes donne une leçon de français à un groupe d'hommes attablés dans un coin de la cour. Sur le tableau blanc, on lit quelques mots : les pronoms je, tu, il, elle... et des verbes : manger, se révolter...
Pas de chef, pas de hiérarchie
Pour ce qui est de l'utilisation de l'argent récolté comme des actions à mener, ici, il n'y a "pas de chef, pas de hiérarchie", poursuit Gabriel. "Tout est discuté avec les migrants et voté en assemblée générale". Des "réunions interminables", décrit-il, où le ton peut rapidement monter. Il plaisante : "Pour se vanner, on se dit parfois qu'on devrait s'appeler Les Chapelles en lutte." Depuis que les migrants ont désigné, parmi les différentes communautés présentes, des "référents", chargés de faire remonter leurs préoccupations, Hervé se félicite d'assister à "un vrai fonctionnement démocratique".
Les débats sont d’autant plus animés que les migrants, en fonction de leur situation, n’ont pas les mêmes attentes. Karim, mécanicien tunisien, cherche avant tout à trouver du travail en France, tandis que le Libyen Yacoub réclame un statut de réfugié. Abdel, un Erythréen veut rejoindre le Royaume-Uni au plus vite. Logiquement, ceux-là sont difficiles à mobiliser. De passage, ils peinent parfois à faire confiance à cette structure hybride. "Les Afghans pensent qu’on est payé par le gouvernement. On a beau tout réexpliquer, la rumeur persiste", raconte Hervé, amusé.
Une stratégie d'"agité" ?
Hervé, qui se dit "apolitique", confirme qu'"on trouve beaucoup d'opinions et de sensibilités différentes au sein du collectif comme parmi les migrants. Mais on trouve toujours un terrain d'entente". Dans ce lieu squatté et autogéré, le collectif dément toute posture radicale. "Bien sûr, il y a quelques anars, mais on peut discuter. Je pense qu'ils acceptent aussi de faire des concessions, tant qu'il s'agit de respecter les décisions des migrants", analyse Hervé, favorable, comme la majorité des membres, au dialogue avec les institutions ("Mais attention, je peux être très véhément !") et à la médiatisation de leur action. Soit deux démarches traditionnellement rejetées par les groupes d’ultragauche.
Les membres du collectif ne filtrent pas l’entrée sur le site, et assurent ne pas être hostiles aux associations, comme cela leur a été reproché, notamment par Une Chorba pour tous, une association musulmane de distribution de nourriture, citée par Le Figaro qui, avec d'autres, a fourni quantité de repas, souligne Hervé. Le collectif leur soumet toutefois deux conditions : "Ne pas venir avec des badges et des drapeaux", et "respecter notre fonctionnement". Une Chorba pour tous n'est plus la bienvenue, confirment deux autres "soutiens". Mais pas par posture idéologique, assurent-ils, accusant un des membres de l’association d’avoir proféré des insultes homophobes à l’attention d’un de leurs militants.
Ces bisbilles alimentent les rumeurs sur les intentions de La Chapelle en lutte. Après les évacuations du camp de la halle Pajol, le collectif s'est retrouvé sous le feu des critiques, et ses militants, accusés d’avoir ordonné aux migrants de ne pas monter dans les bus affrétés par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Taxé de se servir d’eux pour promouvoir un discours politique, Hervé se défend :"Nous ne voulions pas que les bus partent tant qu'il n'y avait pas deux militants à bord de chacun d'entre eux, afin de voir où les migrants étaient conduits et quelles étaient les conditions d'hébergement", explique-t-il. Trop tard. Aux yeux de la mairie et des institutions partenaires de l'opération, ils sont devenus "les agités de Pajol", déplore Valérie, qui souffle : "Ils essaient de nous décrédibiliser en nous faisant passer pour des radicaux."
Défiance vis-à-vis des pouvoirs publics
En conférence de presse, vendredi 24 juillet, la préfecture avait assuré que ces opérations d'évacuation de différents camps de migrants dans la capitale avaient abouti à 1 020 propositions d'hébergement en Ile-de-France. La Chapelle en lutte martèle que la situation est très différente. “L'Ofpra n'a pas tenu ses promesses : ils nous ont dit que tous les migrants de La Chapelle seraient relogés, et on a vu revenir 200 personnes sur 250", s'indigne Hervé. Une guerre des chiffres et des méthodes sur fond de rupture consommée avec certaines structures accusées de ne pas apporter de solutions durables, Emmaüs et France terre d’asile en tête. Dans les campements de la gare d'Austerlitz comme au lycée Jean-Quarré, de plus en plus de militants leur reprochent d'être aux ordres de la mairie, explique Vincent, qui connaît bien les deux lieux.
Lyes, qui a été travailleur social, dénonce à son tour le manque de moyens alloués à la question des migrants. Il fustige "la méthode gestionnaire de ces entreprises sociales et solidaires." Mardi, il a accompagné les négociations menées par des migrants d’un centre Emmaüs de Vincennes. "Les conditions étaient catastrophiques", soupire-t-il. Au prix de 12 heures de discussion, ils ont obtenu l’installation de machines à laver, des tickets de métro et l’assurance d’un suivi. Pour eux, ce succès conforte La Chapelle en lutte dans sa stratégie d’électron libre.
"Ils ont réussi à faire bouger les choses", commente Vincent, convaincu que l’occupation d’un lieu est "un moyen d’action prometteur". Tout en sachant qu'il est plus que jamais nécessaire d'apporter aux migrants autre chose que des promesses.
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