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Ce que l'on sait des accusations d'exécutions de centaines de migrants éthiopiens à la frontière entre l'Arabie saoudite et le Yémen

Un rapport de l'ONG Human Rights Watch accuse des gardes-frontières saoudiens d'avoir tué des "centaines" de migrants éthiopiens. Le gouvernement éthiopien a annoncé l'ouverture d'une enquête conjointe avec l'Arabie saoudite, qui juge ces accusations "infondées".
Article rédigé par franceinfo avec AFP
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Temps de lecture : 8min
Des réfugiés éthiopiens dans un camp pour migrants dans le district de Khor Maksar à Aden, au Yémen, le 3 mars 2022. (SALEH OBAIDI / AFP)

Human Rights Watch (HRW) tire la sonnette d'alarme. L'ONG affirme, dans un rapport publié lundi 21 août, que les gardes-frontières saoudiens ont tué des "centaines" de migrants éthiopiens qui tentaient de pénétrer dans la riche monarchie du Golfe via la frontière avec le Yémen, entre mars 2022 et juin 2023. "Les autorités saoudiennes tuent des centaines de migrants et de demandeurs d'asile dans cette zone frontalière reculée, à l'abri du regard du reste du monde", a accusé dans un communiqué Nadia Hardman, chercheuse sur les droits des réfugiés et des migrants à HRW.

L'ONG s'appuie sur des témoignages de 38 migrants ayant tenté de pénétrer en Arabie saoudite depuis le Yémen, des images satellites, des vidéos et des photos publiées sur les réseaux sociaux. Si la monarchie du Golfe nie ces massacres, la communauté internationale les dénonce et s'en inquiète. Une enquête menée conjointement par l'Ethiopie et l'Arabie saoudite va être ouverte. Franceinfo vous résume ce qu'on sait de la situation.

Une zone migratoire très dangereuse

La corne de l'Afrique, qui regroupe la Somalie, l'Erythrée, l'Ethiopie et Djibouti, est une des zones migratoires les plus sensibles du globe. Chaque année, des centaines de milliers de migrants, dont des Ethiopiens, fuient ces territoires en empruntant la "route de l'Est" qui relie cette zone aux pays du Golfe via le golfe d'Aden, en passant par le Yémen. Le Nord de ce pays en guerre depuis plus de huit ans est largement contrôlé par les Houthis, des rebelles combattus depuis 2015 par le pouvoir central yéménite et l'Arabie saoudite, qui soutient les forces pro-gouvernementales.

Quand ces migrants ne parviennent pas à rentrer en Arabie saoudite, ils restent bloqués dans cette zone aux mains des forces houthies. Ces dernières ont d'ailleurs été accusées par des migrants, selon HRW, de collaborer avec les passeurs et de leur extorquer de l'argent ou de les transférer dans ce qu'ils décrivent comme des centres de détention. Les témoignages recueillis font également état de maltraitance jusqu'à ce que les migrants puissent payer un "droit de sortie". Selon HRW, il y a environ 750 000 Ethiopiens actuellement en Arabie saoudite. 

Des témoignages horribles et accablants

Les dizaines de migrants interrogés par HRW ont raconté des scènes d'horreur : "Femmes, hommes et enfants éparpillés dans le paysage montagneux, gravement blessés, démembrés ou déjà morts""Ils nous tiraient dessus, c'était comme une pluie (de balles)", témoigne une jeune femme éthiopienne de 20 ans. "Nous avons essuyé des tirs répétés. J'ai vu des gens être tués d'une manière que je n'avais jamais imaginée. J'ai vu 30 personnes être exécutées d'un coup", raconte une migrante âgée de 14 ans.

"Je me suis cachée sous un rocher et j'ai dormi là. Je sentais que des gens dormaient autour de moi. Ce n'est qu'après que je me suis rendu compte que c'étaient des cadavres. Je me suis réveillée et j'étais seule." D'autres décrivent que les gardes-frontières les ont frappés avec des pierres et des barres de métal et leur demandaient aussi "sur quelle partie de leur corps ils préféreraient que l'on tire"

Des experts indépendants ont analysé "des vidéos et des photographies vérifiées de migrants blessés ou morts pour déterminer les causes de leurs blessures", assure le communiqué de HRW. Ils ont conclu que certaines blessures présentaient "des caractéristiques clairement liées à l'explosion de munitions susceptibles de produire de la chaleur et de la fragmentation", tandis que d'autres présentaient "des caractéristiques correspondant à des blessures par balle" et que, dans un cas, "des brûlures étaient visibles".

L'inquiétude de la communauté internationale

Ce rapport de HRW a immédiatement fait réagir. Les Etats-Unis, partenaires historiques de l'Arabie saoudite, ont appelé à une enquête "approfondie et transparente", a déclaré un porte-parole du département d'Etat. Selon Washington, les gardes-frontières mis en cause dans le rapport n'ont pas été formés par les Etats-Unis. Paris a formulé la même demande, mardi après-midi. "La France suit étroitement le respect des droits de l'homme en Arabie saoudite et au Yémen", a déclaré le ministère des Affaires étrangères à l'AFP. "Nous abordons ces questions avec les autorités saoudiennes, y compris au plus haut niveau, et les appelons au respect du droit international et à la protection des populations civiles", a ajouté le Quai d'Orsay.

L'ONU suit également de près la situation. Stéphane Dujarric, porte-parole du secrétaire général des Nations unies, a jugé le rapport de HRW "très inquiétant". "Je sais que notre bureau des droits humains est au courant de la situation et a eu des contacts [sur place], mais il est très difficile pour lui de confirmer la situation à la frontière", a-t-il déclaré. "L'utilisation d'une force potentiellement létale à des fins de maintien de l'ordre est une mesure extrême à laquelle il ne faut recourir qu'en cas de stricte nécessité", a affirmé de son côté la porte-parole du Haut-Commissariat de l'ONU aux droits de l'homme, Liz Throssell.

"La tentative de franchissement d'une frontière, même si elle est illégale au regard du droit national, ne répond pas à cette exigence."

Liz Throssell, porte-parole du Haut-Commissariat de l'ONU aux droits de l'homme

à l'AFP

L'année dernière, des experts des Nations unies avaient déjà fait état d'"allégations préoccupantes" selon lesquelles "des tirs d'artillerie transfrontaliers et des tirs d'armes légères par les forces de sécurité saoudiennes ont tué environ 430 migrants" dans le sud de l'Arabie saoudite et le nord du Yémen durant les quatre premiers mois de 2022.

L'Arabie saoudite accusée de détourner l'attention pour cacher ces atrocités

Mises en cause par Human Rights Watch, les autorités saoudiennes ont contesté les accusations, jugées "infondées" et ne reposant "pas sur des sources fiables". Très active récemment, notamment sur le volet sportif avec l'achat des stars du football évoluant en Europe, la monarchie du Golfe est accusée par HRW de vouloir détourner le regard des atrocités qui se déroulent à la frontière avec le Yémen. "Dépenser des milliards pour acheter des joueurs de golf professionnels, des clubs de football et organiser de grands événements de divertissement de renommée mondiale pour améliorer l'image de l'Arabie saoudite ne devrait pas détourner l'attention de ces crimes horribles", fustige la chercheuse de HRW Nadia Hardman.

Le meurtre "généralisé et systématique" des migrants éthiopiens pourrait même constituer un crime contre l'humanité, rappelle l'ONG. L'Arabie saoudite et l'Ethiopie vont conjointement mener une enquête pour tenter de faire la lumière sur ces massacres. Le ministère des Affaires étrangères éthiopien, dans un communiqué publié sur Twitter, a appelé à "faire preuve de la plus grande retenue et ne pas faire de déclarations inutiles jusqu'à ce que l'enquête soit terminée".

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