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"On a gagné le match contre les frontières" : sur la route de l'exil d'une famille syrienne, entre Budapest et Munich

Article rédigé par Thomas Baïetto - Envoyé spécial,
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
La famille Ashour pose sur une plage de l'île de Lesbos (Grèce), en août 2015. Majd est à gauche, de dos, Msalam est au centre, le pouce levé, Wissa à sa droite. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Comme des milliers de Syriens, la famille Ashour a décidé de quitter son pays, puis la Turquie, pour gagner l'Europe de l'Ouest. Francetv info l'a accompagnée dans la dernière ligne droite de son parcours, entre la Hongrie et l'Allemagne.

Il y a deux files d'attente sur le quai de la gare de Keleti, à Budapest (Hongrie). A gauche, les détenteurs d'un passeport européen, au teint plutôt pâlot. A droite, des Syriens et des Afghans, migrants en transit sur la route de l'Europe de l'Ouest. Tout le monde a acheté un billet pour Hegyeshalom, la dernière ville avant la frontière autrichienne, mais la première file est prioritaire. Une dizaine de policiers hongrois filtre les entrées. Quelques minutes avant le départ du train, la deuxième file est autorisée à monter.

De jeunes hommes et des familles se précipitent, sous le crépitement des flashs des photographes. Les Ashour montent dans le premier wagon venu. Avec deux enfants en bas âge et un grand-père, ils n'ont pas le courage de remonter tout le train. Le père de famille, Majd, 32 ans, me regarde quand je me dirige vers le petit groupe.

Ce n'est pas la première fois qu'il rencontre un journaliste. Il brandit d'entrée sur son portable une capture d'écran du site de la BBC en arabe où on le voit avec sa petite fille sur les épaules. Mais il accepte, pour passer le temps ou pour le plaisir de parler anglais, de raconter une nouvelle fois son histoire.

"C'est à cause de la guerre, il n'y a pas d'autre raison"

La famille Ashour n'aurait jamais dû se retrouver à Budapest. Originaire de Damas, la capitale de la Syrie, elle faisait partie de la classe moyenne, voire supérieure. Le grand-père est un ancien fonctionnaire du ministère de l'Electricité. "Il avait une maison, des voitures", détaille le petit frère de Majd, Mslam, 23 ans. Majd travaillait chez Honda, comme ingénieur, Mslam étudiait l'informatique, Wissa, leur sœur de 25 ans, la pharmacie.

Wissa Ashour, une migrante syrienne, son neveu et son père, le 6 septembre 2015 entre Budapest et Hegyeshalom (Hongrie). (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Mais, alors qu'ils n'étaient jamais allés plus loin que le Liban voisin, ils ont dû quitter leur pays. "C'est à cause de la guerre, il n'y a pas d'autre raison", explique Majd, qui ne porte pas Bachar Al-Assad dans son cœur. "Il doit partir, martèle-t-il. Cela fait dix-sept ans qu'on a le même président, et avant, c'était son père. C'est comme un royaume."

"En Europe, ce sera plus simple qu'en Turquie"

Comme pour beaucoup de Syriens, l'exode s'est fait en deux étapes. En 2013, Majd, sa femme, sa fille et sa sœur partent pour Istanbul (Turquie). Mais leur nouvelle vie ne les satisfait pas. "En Turquie, il y a deux millions de réfugiés syriens. C'est compliqué de trouver du travail, des papiers", rappelle Majd, qui pense qu'"en Europe, ce sera plus simple""Il n'y a pas de futur en Turquie, j'ai essayé de poursuivre mes études mais je n'ai pas pu", complète Wissa.

Majd Ashour, sa femme et ses deux enfants, le 6 septembre 2015 entre Budapest et Hegyeshalom (Hongrie). (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Après la naissance de son fils, Omar, il y a cinq mois, Majd décide de partir. Il convainc ses parents et son frère de le rejoindre en Turquie. Non sans difficultés. "Mon père est en colère d'avoir quitté Damas. C'était difficile pour lui de partir après y avoir vécu pendant soixante-trois ans", explique-t-il, avant de reprendre : "On aime tous notre pays." "Avant la guerre, on avait tout", ajoute Mslam.

"Ma fille a vu la guerre, j'espère qu'elle a tout oublié"

Départ le 29 août, direction l'Allemagne. "On a pensé à aller en Angleterre, la langue est plus simple pour nous, mais c'est compliqué de traverser la Manche", argumente Majd, avant de proclamer son amour pour les voitures allemandes et le Bayern Munich. Il ne parle pas un mot d'allemand, mais espère que ses notions de turc l'aideront à s'intégrer dans un pays qui compte une importante minorité turcophone.

"J'ai dit à ma fille qu'on allait dans une nouvelle maison et que je lui achèterais des jouets et un vélo, raconte-t-il. Elle m'a dit 'OK' et, comme je la porte sur mes épaules, ça va", poursuit Majd. Il ne le dit pas clairement, mais l'avenir de ses enfants a pesé dans sa décision de partir. "Ma fille a vu la guerre. J'espère qu'elle a tout oublié", souffle-t-il en regardant Shaam, 3 ans. Enveloppée dans une couverture Winnie l'ourson, elle se laisse bercer par le train, la tête posée sur les genoux de sa mère.

"On était 50 dans un bateau de 6 mètres"

Nous traversons le Danube. Mslam se jette à la fenêtre pour immortaliser une péniche qui glisse vers le sud. Depuis son départ de Syrie, le jeune homme a précieusement documenté le périple de sa famille. Il fait défiler quelques photos. Lui dans le désert syrien, le Bosphore – "incroyable" –, les tapis rouges de la mosquée Fatih à Istanbul, le bateau pneumatique qui les a conduits à Lesbos – "on était 50 personnes dans un bateau de 6 mètres" –, la petite famille qui pose sur la plage de cette île grecque, pouce en l'air, Belgrade, Wissa avec un policier serbe…

Cet album photo brille aussi par ses non-dits. Pas de clichés de la cohue à Lesbos pour obtenir le sésame pour Athènes – "il n'y avait pas de file, c'était vous et votre chance" –, ni de la Macédoine – "le pire pays, on n'a vu personne à part des policiers" –, ni des rues et des fourrés dans lesquels ils ont parfois dû dormir ou encore des barbelés de la frontière entre la Serbie et la Hongrie.

"On ne vient pas d'une autre planète !"

Les photos de Mslam ne racontent pas non plus la fatigue, les vêtements qu'on ne peut pas changer, les douches qu'on ne prend pas, et les arnaques du quotidien. "Vous voyez cette bouteille ? me lance-t-il. Pour vous, elle coûte 1 euro. Pour moi, ce sera 2 euros." Sur la route, tout le monde profite de la précarité des migrants pour gonfler les prix. "Pourquoi ils font ça ? On ne vient pas d'une autre planète", s'agace-t-il.

Pour financer ce coûteux voyage, la famille a vendu tout ce qu'elle possédait. "Qu'est-ce que je peux faire de plus ? Vendre mon bébé ?" ironise Majd. Le passage en bateau leur a coûté 1 200 dollars (1 000 euros) par tête, la suite jusqu'à Budapest 400 euros.

"On ne se reconnaît plus dans le miroir"

Dans le train, tous ces mauvais moments semblent bien loin. Les Ashour plaisantent sur le surplus de vêtements pour bébé qu'on leur a donné à Budapest, la beauté des filles serbes et leur teint hâlé par leur longue marche sous le soleil. "Avant de partir, on était blancs. On ne se reconnaît plus quand on se regarde dans le miroir", ironise Majd. "On a fait le plus dur, c'est pour ça qu'on rigole. Il n'y a plus besoin de marcher ou de se cacher", savoure Mslam.

Il ne croit pas si bien dire. A l'arrivée à Hegyeshalom, des bénévoles de la Croix-Rouge sont là, avec de l'eau, des pommes et des biscuits. Deux trains pour Vienne attendent les migrants. Après quelques minutes de flottement, la petite famille trouve une place. Pour la première fois du voyage, leur statut de Syriens sans papiers est un avantage : ils n'ont pas dû débourser un euro pour monter à bord. "On va à Vienne, inch'allah", lance Majd.

En attendant que le train parte, quelqu'un fait passer un sac de jouets par la fenêtre. Shaam oublie sa légère fièvre et se réveille. Après avoir farfouillé quelques minutes, elle opte pour une tortue en plastique et les bulles de savon.

Le train s'ébranle, après un début de bagarre entre deux types énervés. Une annonce en arabe confirme que le train va à Vienne. Quelques rangs plus loin, des migrants applaudissent. Il fait maintenant nuit noire et les Ashour entrent en Autriche sans vraiment s'en rendre compte. "On a gagné le match contre les frontières", plaisante Majd lorsqu'on lui annonce la nouvelle.

"Il est en train de penser à l'Allemagne"

Le père de famille rallume son portable, un iPhone 4 blanc. Mais il n'a aucune connexion. "J'ai acheté trois cartes SIM, dans trois pays différents. A chaque fois, ils m'ont dit 'oui, oui, ça marche à l'international'. Tu parles... peste-t-il, avant d'en plaisanter : "Je pourrais presque ouvrir un magasin." 

De l'autre côté de l'allée, Omar dort toujours, un doigt sur la bouche. "Il est en train de penser à l'Allemagne", plaisante son oncle. Il est presque 22 heures et Vienne est annoncée. La famille Ashour attend tranquillement que le train se vide. Un bénévole de l'ONG Caritas monte à bord. Sur son T-shirt rouge, des bouts de papier annoncent qu'il parle arabe et anglais. "Salam alikoum, bienvenue en Autriche", lance-t-il. 

Applaudissements en gare de Vienne

Ce message de bienvenue est sincère. Sur le quai de la gare, des gens applaudissent l'arrivée des migrants. D'autres distribuent des tartines, en lançant des "halal, halal".

Les Ashour n'en reviennent pas. "Je suis surprise par l'accueil", reconnaît Wissa. "Il y a beaucoup d'humanité", ajoute Mslam. Un peu plus loin, des prises sont installées pour recharger les portables. Du thé chaud, des biscuits et des biberons sont distribués. La famille hésite quelques minutes à passer la nuit à Vienne. Mais elle comprend rapidement qu'un train gratuit pour Munich l'attend, si elle le désire.

Un train pour les Afghans, un autre pour les Syriens

Bastian, un quadragénaire autrichien croisé à Budapest, avait raison. "On les accueille à Vienne, on leur donne du chocolat et on leur dit 'l'Allemagne, c'est par là'", avait-il ironisé. Un premier appel invite les Afghans à monter dans un premier train pour Munich. Un deuxième annonce le train des Syriens. "C'est mieux qu'on soit séparés, ils ne sont pas civilisés et pas éduqués", glisse Majd, qui cache mal son mépris pour ses camarades d'infortune.

Majd Ashour, sa fille, son père et son frère, Msalam, le 6 septembre 2015 à Vienne (Autriche). (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

La montée dans le train est chaotique. Des centaines de personnes, fatiguées et stressées, se pressent aux portes des wagons, en criant aux bénévoles autrichiens qu'elles ne veulent pas être séparées de leurs proches. Mais, une demi-heure après leur arrivée à Vienne, les Ashour sont dans un train pour Munich.

Assassin's Creed, DJ Snake et André Rieu

L'ambiance se détend. J'étouffe un bâillement. "Vous êtes fatigué alors que vous n'avez fait que deux pays, on en est à sept", me vanne Mslam. L'un des cousins attrape son portable et met de la musique. Lean on, de Major Lazer, Turn Down for What, de DJ Snake, Dernière danse, d'Indila… Leurs goûts musicaux ne sont pas très éloignés de ceux des jeunes Français de leur âge, même si Mslam avoue un faible pour le violoniste André Rieu.

La conversation dévie sur Twitter – Majd et Mslam ont un compte – et les jeux vidéo. Mslam sort son portable pour me montrer le trailer d'Assassin's Creed Unity, ce jeu où l'on incarne un assassin dans le Paris de la Révolution française. Il n'a jamais pu y jouer, mais il a passé des heures sur le troisième volet de cette série vidéoludique. "En Syrie, on est très forts pour pirater les jeux", plaisante-t-il.

"Merde, merde, il fait trop froid"

Les lumières s'éteignent dans le compartiment. Chacun cherche une position pour profiter au mieux des quelque quatre heures de train qui nous séparent de Munich. Majd lance un extrait du Coran pour trouver le sommeil. "Grâce à Allah, notre voyage a été plus facile que prévu", m'avait-il confié un peu plus tôt.

Le réveil, en gare de Munich, est difficile. "Merde, merde, il fait trop froid", lance Mslam, pourtant enveloppé dans un chaud manteau donné par des bénévoles à Budapest. Shaam pleure, manifestement mécontente d'être troublée dans son sommeil.

Au bout de la route, un camp de réfugiés

Les policiers allemands regroupent les migrants sur le quai, puis les conduisent dans un coin de la gare où se trouve une aire d'accueil. Je parviens à me faufiler dans la masse, mais ma présence est rapidement détectée. "Pas de journalistes, pas de photos, sortez d'ici", lance un policier allemand. Il m'oblige à supprimer la (mauvaise) photo prise à l'intérieur, mais elle reste disponible dans la corbeille du téléphone.

Une partie de la famille Ashour dans l'aire d'accueil des réfugiés en gare de Munich (Allemagne), le 7 septembre 2015. (THOMAS BAIETTO / FRANCETV INFO)

Une fois sortis de cette zone de transit, les migrants montent dans des bus, probablement à destination du camp de réfugiés mentionné par un bénévole sur le quai. La famille Ashour arrive. Ils ont des bracelets au poignet et l'air un peu perdu. "On ne sait pas où on va", nous glisse Mslam par-dessus la barrière qui nous sépare. Il est presque 5 heures du matin. Les Ashour ont quitté Budapest il y a 12 heures, la Turquie il y a dix jours, la Syrie il y a deux ans. Une nouvelle vie commence.

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