: Reportage Aux confins de l'Europe, des migrants piégés dans une "guerre hybride" entre la Biélorussie et la Pologne
Des milliers de personnes se retrouvent bloquées dans la région de Podlachie, en tentant de rejoindre l'UE depuis Minsk. Elles ne peuvent plus rebrousser chemin et sont régulièrement reconduites en forêt par les forces polonaises dans des conditions extrêmes.
Après de longues semaines terrés en forêt, ils sortent enfin du bois. Des familles, des enfants, des hommes âgés… A peine éclairées par la lune, une trentaine de silhouettes émergent de l'épais tapis feuillu qui fait la renommée de Bialowieza, dans l'est de la Pologne. Ce petit groupe d'Irakiens a atterri à Minsk (Biélorussie) avant de se lancer dans le labyrinthe végétal de Podlachie, l'une des routes migratoires les plus périlleuses d'Europe. Quelques militants les accueillent avec du thé, ce jeudi 21 octobre, car il leur faudra encore du courage. Des policiers et des gardes-frontières polonais, déjà, sont en route.
"Nos enfants sont malades. Il fait humide et froid", souffle Ola Hamad, le visage balayé par les gyrophares. Porte-parole improvisée du groupe, cette femme a voyagé avec son mari Fadel et leurs quatre enfants, afin de fuir un entourage qui ne lui pardonnait pas sa conversion au christianisme. "Quand nous sommes entrés en Pologne, ça a été un choc. Nous avons traversé des marais et les enfants sont tombés malades", raconte-t-elle en mimant de l'eau qui lui arrive à la taille.
La "route de Loukachenko", une impasse
Comme les autres membres du groupe, Ola Hamad et sa famille ont bénéficié d'un visa touristique délivré par la Biélorussie. Le dirigeant Alexandre Loukachenko, en effet, a décidé de contrarier la Pologne sur sa frontière, en accueillant des vols remplis de candidats à l'émigration en Europe. Leur histoire débute toujours à l'aéroport international de Minsk. "De là, je me suis rendu à la frontière en taxi, en compagnie de deux autres personnes", témoigne à son tour Saad Ibrahim Al-Attar. Le rêve de l'enseignant irakien était d'atteindre l'Europe, et certainement pas de déambuler dans les rues de Minsk.
Ce professeur de sport à la retraite, toutefois, sent très vite le vent tourner quand il découvre le dispositif sécuritaire déployé de part et d'autre de la frontière. "J'ai voulu faire demi-tour pour retourner à Bagdad, mais un soldat m'a dit que c'était interdit et que je devais rester à la frontière." Il se frotte régulièrement les yeux en baissant la tête, comme s'il voulait sortir d'un mauvais songe. La suite de son témoignage, en tout cas, suggère une implication active des forces de l'ordre biélorusses dans ce flux migratoire.
"Pendant trois jours, je leur ai dit que j'avais le droit de circuler dans le pays avec mon visa, mais ils ont refusé. Ils ont coupé eux-mêmes les barbelés [installés par la Pologne] et ils ont poussé tout le monde à travers."
Saad Ibrahim Al-Attar, exilé irakienà franceinfo
En proposant des services aériens, "le régime de Loukachenko a encaissé des millions de dollars avec cette route migratoire", a répété Stanislaw Zaryn, porte-parole des services de sécurité polonais (en anglais). Varsovie considère que ces fonds alimentent également l'administration et l'agence de voyages CentrKurort, qui dépend directement de la présidence biélorusse. Début août, le magazine allemand Der Spiegel a publié plusieurs documents (en anglais) démontrant que cette agence délivrait elle-même de nombreux visas, dans le but officiel de développer le tourisme "avec les pays du monde arabe".
Les compagnies Fly Baghdad et Iraqi Airways, notamment, avaient ouvert ou ajouté des vols vers Minsk. Il n'est pas certain que les vols retours aient affiché complet. "Une fois sur la frontière, vous ne pouvez plus revenir en arrière. Et s'il le faut, les soldats biélorusses vous battront et lâcheront les chiens", poursuit Ola Hamad. A côté d'elle, une femme relève légèrement le pantalon de son fils Ayham, dont le mollet est rougi par une cicatrice. "Il s'est fait mordre quand nous étions bloqués à la frontière, en Biélorussie."
L'état d'urgence met la frontière sous cloche
"Nous ne savions pas ce qui se passait ici, reprend Ola Hamad, un bonnet vissé sur la tête. On dirait que les deux pays jouent à la balle avec nous. C'est un crime." En effet, Varsovie ne s'est pas contenté d'installer des barbelés face à l'afflux de réfugiés : 6 000 de ses militaires épaulent désormais les gardes-frontières pour repousser les entrées illégales sur le territoire. Dans ce contexte tendu, l'état d'urgence a été décrété le 2 septembre sur tout ou partie des 183 localités frontalières. Le public, les ONG et la presse ont l'interdiction formelle d'entrer dans cette zone restreinte, au risque d'être convoqués devant le juge.
Seuls les résidents peuvent encore entrer dans ce secteur bouclé par des checkpoints. Mais des contrôles – cinq en trois jours passés sur place – sont menés plus largement sur tous les axes de la région. "Nous arrêtons notamment les plaques d'immatriculation étrangères, confie un policier, même si les passeurs utilisent aussi des plaques polonaises." Selon certains témoignages, le trajet coûterait 300 euros pour aller à Berlin, 50 pour Varsovie.
Peu de choses fuitent du "front", hormis des images tournées par les migrants eux-mêmes. Entre démentis, démonstrations de force et documents "exclusifs", les deux Etats se livrent une guerre de communication quotidienne sur les réseaux sociaux. Les Forces de défense territoriale polonaises ont accusé l'armée biélorusse d'avoir fait passer un groupe de migrants avec une échelle et disent même avoir été l'objet de tirs d'intimidation à blanc. En retour, Minsk documente les multiples opérations menées par la Pologne pour reconduire à la frontière les groupes de migrants interceptés.
Lors de leurs patrouilles, les forces polonaises diffusent de lancinants messages en quatre langues (anglais, arabe, français et persan) afin de rappeler la peine encourue : trois ans de prison pour les migrants et huit pour les passeurs. Des SMS sont également envoyés sur le réseau téléphonique local : "La Biélorussie vous a menti. Retournez à Minsk ! Et ne prenez pas les pilules offertes par les militaires biélorusses." Les autorités polonaises affirment, mais c'est invérifiable, que des migrants seraient drogués à la méthadone pour dissiper leurs craintes avant la traversée.
Les autorités dénombrent chaque jour entre 400 et 750 tentatives de traversée, un nombre qui ne tient pas compte des passages clandestins couronnés de succès. Face à la difficulté de contrôler cette interminable ligne de 418 kilomètres, les députés ont débloqué 353 millions d'euros pour la construction d'un mur doté de détecteurs de mouvement. Un édifice plus haut encore que la barrière construite par la Hongrie en 2015. "La frontière de nos pays est aussi la frontière de l'Union européenne", a plaidé (en polonais) le ministre de la Défense Mariusz Blaszczak lors d'une réunion du groupe de Visegrad, qui comprend également la République tchèque, la Hongrie et la Slovaquie.
Des forêts pleines de drames silencieux
A l'heure actuelle, et même sans mur, le passage des barbelés n'est pas toujours synonyme de succès, tant les conditions sont difficiles et l'absence de vivres obsédante. La nuit, les températures descendent régulièrement en dessous de zéro. Par endroits, d'opiniâtres mouches harcèlent la peau à la moindre goutte de sueur, et n'en décollent plus. Chaussures trouées, vêtements usés, sachets de biscuits, restes d'un feu de camp… Dans les forêts alentour, de nombreux indices attestent le récent passage de candidats à l'exil. Selon des sources officielles, au moins neuf d'entre eux y ont perdu la vie. "A aucun moment ces personnes ne pouvaient imaginer un tel cauchemar", explique Iwo Los, porte-parole du Grupa Granica (Groupe Frontière) qui fédère une douzaine de structures d'aide.
Son équipe réalise en moyenne cinq interventions par 24 heures, à la demande de personnes en détresse. Comme ce couple de Syriens découverts en état d'hypothermie, leur enfant de 2 ans blotti contre eux. "Nous avons appelé le numéro d'urgence pour une ambulance, mais le standardiste voulait envoyer la police." L'équipe contacte une autre structure d'aide aux migrants, Medycy na Granicy (Médecins sur la frontière), mais le conducteur de l'ambulance ne peut accéder à un lieu si isolé. Les bons samaritains prendront des heures pour évacuer jusqu'au véhicule la femme, portée à bout de bras, et son mari claudiquant.
"Quand nous sommes contactés, cela concerne toujours des besoins élémentaires : nourriture, eau, couvertures... explique Iwo Los. Et encore, ceux qui peuvent envoyer ces messages ont de la chance. Un groupe de Yézidis nous a dit que cela coûtait 10 euros pour recharger une moitié de batterie de portable, côté biélorusse." Impossible, bien sûr, d'apporter le moindre secours pour ces appels passés depuis l'étranger.
Les SOS envoyés depuis la zone restreinte polonaise, eux, posent un cas de conscience aux équipes semées le long de la frontière. Braver l'interdit ou pas ? Afin de soulager ce dilemme moral et de secourir le plus grand nombre, Medycy na Granicy réclame depuis des semaines l'autorisation d'intervenir dans ce territoire. En vain.
La Pologne examine peu les demandes d'asile
Les autorités polonaises, de leur côté, multiplient les reconduites à la frontière ("pushbacks") sans autre forme de procès. Il est vrai que la plupart des "migrants de Minsk" rêvent de se rendre en Europe de l'Ouest, et refusent donc de demander l'asile en Pologne. Mais le droit international réprouve le renvoi de personnes vers une zone où leur vie est en danger, ce qui est le cas dans la forêt frontalière. "Je suis étonné que les gardes-frontières soient si fermes, car ces personnes veulent surtout aller en Allemagne ou en France", fait d'ailleurs remarquer, sous couvert d'anonymat, le président de la structure qui accueille des migrants non demandeurs et très malades.
Ceux qui souhaitent réclamer l'asile en Pologne sont moins nombreux, mais ils peuvent subir le même sort. Les autorités leur refusent parfois l'accès à cette procédure légale, ce qui contrevient, là encore, aux règlements transnationaux. Iwo Los affirme avoir déjà montré un formulaire "rempli et signé aux gardes-frontières", qui n'y ont pas prêté la moindre attention en démarrant le fourgon. Mi-octobre, les députés ont adopté une loi laissant à l'appréciation des gardes le choix d'enregistrer ces demandes.
Les militants alertent régulièrement les médias lors des arrestations, pour documenter ces éventuels "pushbacks" de personnes réclamant l'asile en Pologne. Ce jeudi matin, un message, justement, fait vibrer les téléphones : "Deux Syriens à une station-service demandent l'asile." Au point de géolocalisation indiqué, les deux hommes sont déjà assis à l'arrière d'une voiture de police, la mine lasse. Maja, une jeune militante, brandit un formulaire. Elle s'y déclare référente pour une demande d'asile et réclame que le papier soit transmis aux deux hommes, pour qu'ils puissent le signer.
Les migrants arrêtés ne jettent plus le moindre coup d'œil à l'extérieur. Ils fixent chacun l'appuie-tête qui leur fait face, calmes et résignés. Seul un officier des gardes-frontières peut décider des suites à donner. A son arrivée, les deux hommes sont escortés vers un second fourgon. Maja tente d'en apprendre davantage auprès d'un homme cagoulé, à travers une vitre baissée. Une fois encore, personne ne peut dire si ces deux inconnus ont pu réclamer l'asile. "Ils vont être refoulés à la frontière, maugrée Maja, les yeux rageurs. Il était impossible de leur parler." En réalité, il est également difficile de savoir si ces deux Syriens avaient l'intention de faire valoir ce droit.
Un peu plus loin, un employé de la station harangue la presse et les militants, dans son gilet fluo : "Vous êtes payés par l'opposition, c'est ça ?" Ces gestes d'humeur sont fréquents parmi la population, plutôt hostile à l'arrivée de ces candidats à l'exil et aux transformations qui agitent la région depuis deux mois.
Des habitants solidaires ou méfiants
"A titre personnel, je propose que le gouvernement crée un centre de réfugiés dans la zone restreinte, déclare Konrad Sikora, maire-adjoint de Michalowo. Les demandeurs d'asile resteraient durant la procédure et les autres seraient directement rapatriés en Irak." Sa ville est l'une des rares à disposer d'un centre de collecte à l'intention des migrants, mais l'élu est conscient du poids de l'état d'urgence sur ses administrés. "Ils ne peuvent pas recevoir ou réceptionner des colis, et commencent à être un peu désespérés."
Konrad Sikora s'est récemment entretenu avec des représentants du Haut-Commissariat de l'ONU pour les réfugiés ou encore un délégué de l'ambassade d'Allemagne. Dans son bureau orné de l'aigle blanc polonais, il pointe du doigt l'absence de concertation avec les territoires : "Nous avons appris l'état d'urgence dans la presse !" Les habitants découvrent pourtant une situation inédite, malgré leur position limitrophe. "Il n'y avait jamais eu le moindre mètre de barbelé. Jusqu'ici, la frontière était fermement gardée par la Biélorussie elle-même, un peu comme avec la RDA autrefois."
La méfiance est parfois réciproque. L'avocat Kamil Syller se souvient d'avoir croisé six Syriens, un peu à l'écart des habitations. "Ma femme se promenait avec son chien et un voisin lui a dit, tout bas, de faire attention." Le couple, au contraire, va leur porter de l'eau, de la nourriture et des couvertures. "Ces gens étaient contraints de manger des feuilles, de boire l'eau des mares !" Le petit groupe disparaît quelques minutes plus tard, "de peur des réactions des habitants". Lui et sa femme rouleront pendant deux heures à leur recherche avant d'abandonner. "Un peu plus tard, nous avons entendu des sirènes tout près. Je pense qu'ils ont été arrêtés."
Kamil Syller parle d'une voix très calme, mais cette expérience lui a laissé un goût amer. Afin d'aider "ces gens à aller dans les villages quand ils ont besoin d'aide", il a donc eu l'idée d'un contre-pied symbolique. Son initiative, lancée sur Facebook et adoptée par le maire de Michalowo, consiste à installer une lumière verte à l'entrée des maisons accueillantes – "Les migrants se déplacent souvent la nuit, et le vert est la couleur de l'espoir." Il mise sur le bouche-à-oreille et espère entendre frapper à la porte très bientôt. "Je ne crois toujours pas à ce qui se déroule sur cette frontière. Bienvenue chez Kafka."
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