"Tout est fait pour décourager les gens" : le malaise des travailleurs de la demande d'asile
Rythmes infernaux, manques de moyens, violences… En Ile-de-France, les travailleurs du secteur de la demande d'asile ont créé un collectif pour protester contre leurs conditions de travail.
Ils sont la porte d'entrée d'un système en pleine "embolie". C'est avec eux que débute le parcours du combattant de tout migrant qui demande l'asile en France. Salariés de France terre d'asile ou de Coallia, à qui l'Etat a délégué cette tâche, ils accueillent chaque matin les demandeurs d'asile qui se pressent dans les plateformes d'accueil (Pada) de Paris ou d'Aubervilliers (Seine-Saint-Denis).
Des demandeurs d'asiles qui ont souvent dû dormir dehors, dans la file d'attente, ou passer des milliers d'appels pour obtenir un rendez-vous. "On essaye de démotiver les gens, de les faire abandonner leur demande d'asile", accuse Coralie*, qui a travaillé à la plateforme Coallia d'Aubervilliers.
Pour les migrants, les délais explosent
Sur le papier, le rôle des Pada est simple : accueillir le demandeur d'asile pour lui fournir une domiciliation, un premier accompagnement social, et surtout pour lui obtenir un rendez-vous en préfecture dans un délai de 3 à 10 jours, où il enregistrera officiellement sa demande. En pratique pourtant, "l'Etat n'a pas mis les moyens en place pour respecter ce délai légal", regrette Baptiste Gosset, représentant du personnel à France terre d'asile.
Alors que le nombre de demandeurs d'asiles progresse (80 075 en 2015, soit une augmentation de 19,2 % par rapport à 2014), les rendez-vous sont distribués au compte-goutte, les files d'attentes s'allongent et les délais explosent.
Ces personnes demandent l’asile, mais elles ne peuvent pas parce que le système est en embolie. De fait, elles se retrouvent dans l’illégalité.
"Je vais mourir parce que vous ne vous occupez pas de moi"
Dans les plate-formes, "on dit aux trois quarts des gens : 'Non, on ne vous recevra pas, ce n'est pas possible', raconte Coralie. Les gens font la queue la nuit pour s’entendre dire non, et en face, nous n'avons pas de réponse". Les demandeurs d'asile craquent, souvent.
"On m'a déjà dit 'vous faites échouer ma procédure, je vais mourir parce que vous ne vous occupez pas de moi'", se souvient-elle. Des bagarres éclatent parfois dans la file d'attente. "Comme ils savent qu'ils ne seront pas reçus, certains doublent. On doit aller à l'extérieur pour calmer les choses", ajoute Coralie. En mai, France terre d'asile a fermé temporairement sa plate-forme du boulevard de la Villette pour protester contre cette situation.
Pour éviter les files d'attente, Coallia a décidé de mettre en place un numéro de téléphone payant. "C'est au petit bonheur la chance", explique Julie*, qui travaille toujours à Aubervilliers. Parfois, un migrant décroche un rendez-vous du premier coup. Mais, "tous les jours, des personnes nous montrent leur téléphone, avec 600 appels, 1 400 appels, sans réponses", raconte la jeune femme. Un chiffre qualifié de "tout à fait exagéré" par la direction de Coallia.
Un résultat qui "arrange tout le monde" : "Contrairement au 115, notre téléphone ne compte pas le nombre d'appels et de rappels. On ne sait pas combien de personnes appellent, on ne sait pas si la loi est respectée, elles sont invisibles".
"C'est un métier de frustration"
Ceux qui ont la chance d'être reçu chez France terre d'asile ou Coallia ne sont pas au bout leur peine. A écouter les salariés de ces structures, l'accueil n'y est pas satisfaisant. "C’est un métier de frustration. On ne peut jamais aller au bout, résume Julie, avant de donner un exemple. Quand quelqu’un est analphabète, on n’a pas le droit de faire son dossier de couverture médicale universelle (CMU). On le fait en douce et on est réprimandé pour ça". Impossible, également, de trouver le temps d'appeler l'académie pour demander la scolarisation des enfants. Elle n'a "pas plus de 30 secondes pour expliquer un courrier".
Une situation qui pèse sur les demandeurs d'asiles comme sur les salariés. Ces derniers se sont regroupés depuis 2015 au sein du Collectif asile, ils ont fait la grève le 20 juin 2016 et manifesté devant l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, l'Ofpra. "Il y a pas mal de cas de souffrance au travail, avec des burn-out ou des demandes de rupture conventionnelle, et un turn-over très élevé", constate Baptiste Gosset à France terre d'asile.
"On passe notre temps à dire non, on prend la frustration des gens dans la face alors qu'on ne peut rien faire de plus", justifie Mathieu*, un salarié de Coallia qui n'a pas très bien vécu son passage à Aubervilliers, un lieu de "tension maximale".
On encaisse ce que l’Etat devrait encaisser, on est le pare-feu
A Aubervilliers, le psychologue qui intervenait auprès de l'équipe ne vient plus depuis quelques mois. "On rencontre des situations difficiles et on ne peut pas en parler, se libérer de ce poids", regrette Julie*. Avec émotion, elle parle de "la détresse des enfants" des familles syriennes dont elle s'est occupée, qui ont souvent "les cernes de celui qui a dormi sur une valise dans le métro". "Ce ne sont pas les caprices d’enfants tels qu'on a l’habitude de les voir. Ils sont à bout, ils ne bougent plus, ils n'ont plus de réactions", raconte-t-elle. De son côté, la direction assure que ses salariés "sont soutenus psychologiquement" avec, par exemple, le dispositif 'CARE', "mobilisable sur simple appel de leur part".
"Tout est fait pour décourager les gens"
Tous partagent le sentiment que ce désordre est voulu. "De A à Z, tout est fait pour décourager les gens. Si on voulait les accueillir dignement, cela pourrait être fait depuis bien longtemps", pose Mathieu. "Il y a une volonté de dissuasion claire, nette et précise", souligne Julie. La direction de Coallia assure faire "le maximum". "Notre devoir est de faire face avec méthode, rigueur et constance, sans polémiques inutiles, avec notre conviction humaniste et nos valeurs", indique-t-elle par mail.
Mais nos témoins soulignent que les blocages ne s'arrêtent pas aux plate-formes. Claire* travaille dans un centre d'accueil de migrants, une structure créée en Ile-de-France pour évacuer les migrants des campements de Stalingrad, dans le 19e arrondissement de Paris. S'ils souhaitent demander l'asile en France, les migrants sont dirigées vers des Cada. "Sauf qu'il n'y a pas d'ouvertures de places en Cada, du coup, cela bloque, constate-t-elle. Cela va être la même chose dans le nouveau centre de la mairie".
Mi-octobre, la mairie de Paris va ouvrir dans le nord de la ville un nouveau centre d'accueil d'une capacité de 600 places. L'objectif est d'en finir avec les campements qui fleurissent sur les trottoirs de la capitale. Ce lieu de transit doit permettre aux migrants, qui y resteront entre 5 à 10 jours, de se reposer et d'être aiguillé vers le dispositif adéquat.
"Il n'y a pas assez de places, je me demande bien comment ça va se passer", insiste Claire. Cette travailleuse sociale, dans le secteur de l'asile depuis 2009, reproche aux décideurs politiques de se contenter de mesures d'urgences.
"Ils ont du mal à intégrer le fait que cette demande est structurelle, que cela va durer, estime-t-elle. Ils sont toujours dans la logique de l'appel d'air, ils pensent que si l'on créé de meilleurs conditions, les gens vont venir. Alors qu'ils sont là, quelles que soient les conditions". A Calais, relève-t-elle, "ça fait quinze ans que ça dure".
*Les prénoms ont été modifiés.
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