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Naufrages en Méditerranée : comment affaiblir les passeurs en Libye ?

A la suite du naufrage d'au moins 800 migrants ce week-end en Méditerranée, l'Italie demande la mise en place "d'interventions ciblées" pour arrêter les passeurs en Libye.

Article rédigé par franceinfo - Par Elise Lambert
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Des migrants dans un centre de rétention en Libye. (ISMAIL ZETOUNI / REUTERS)

François Hollande les qualifie de "terroristes", le chef du conseil italien Matteo Renzi "d'esclavagistes". Maillons essentiels de l'immigration clandestine, les passeurs organisent chaque année le transit de milliers de migrants en Méditerranée. Depuis le 1er janvier, environ 31 500 personnes auraient effectué la traversée entre l'Afrique et l'Europe selon l'Agence des nations unies pour les réfugiés (UNHCR), et 1 600 sont portés disparus.

Après le naufrage de quelques 800 clandestins au large des côtes libyennes, le week-end dernier, l'Italie a arrêté, lundi 20 avril, vingt-quatre personnes soupçonnées de faire partie d'un réseau de passeurs. Matteo Renzi a lui-même évoqué la possibilité d'une intervention militaire pour endiguer le "racket de la mort". Mais comment arrêter les passeurs en Méditerranée, et mettre à mal leur macabre organisation ?

Affaiblir et démanteler leurs réseaux

Depuis plusieurs années, le profil des passeurs a changé. Autrefois pêcheurs ou marins, ils prêtaient leurs bateaux aux migrants pour les aider à traverser la Méditerranée. Aujourd'hui, profitant de la fermeture des frontières européennes et du chaos lié à la guerre en Libye et en Syrie, les passeurs sont devenus de vrais hommes d'affaires. Selon France 24, un passeur peut demander de 1 600 à 3 200 euros la traversée par personne. En plus des canots de pêche, des barques à moteur et des embarcations gonflables, certains passeurs achètent désormais de vieux cargos sur internet, pour transporter davantage de migrants et tromper les gardes-côtes.

Certaines filières de passeurs sont organisées comme de vraies mafias, et leur membres sont très difficiles à identifier. "Ce système est équivalent à ce qu'était l'esclavage dans les siècles précédents, donc même si on arrive à démanteler l'un des membres d'une filière, il faudrait remonter aux vrais chefs pour pouvoir l'éradiquer, explique le démographe Gérard François-Dumont, interviewé sur Arte. Cela nécessiterait une opération de l'Union Européenne beaucoup plus large."

Dans l'urgence, la Commission européenne a proposé, lundi 20 avril, de détruire les bateaux des passeurs, à l'instar de l'opération Atalante en octobre 2014, qui consistait à protéger les navires marchands en s'attaquant aux navires de pirates, au large des côtes somaliennes. Une mesure jugée trop périlleuse par Samuel Nguembock, chercheur à l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de l'Afrique et des relations avec l'UE : "Comment s'assurer qu'il n'y ait pas de passagers clandestins à bord ? C'est impossible à vérifier."

Attaquer leurs relais européens

Pour démanteler les réseaux des passeurs, l'Union européenne, à travers l'agence Frontex en charge de la protection des frontières, l'Office intergouvernemental de police criminelle (Europol) ou l'Unité de coopération judiciaire (Eurojust), travaille déjà à la collecte d'informations.

Mais "ces agences ne coopèrent pas assez ensemble, et n'harmonisent pas leurs techniques, observe Samuel Nguembock, interrogé par francetv info. Il faut que les Etats membres s'accordent sur leurs effectifs et leurs moyens, et arrêtent de prendre des décisions chacun de leur côté, car le terrorisme ne se combat pas seul."

A défaut de démanteler les filières en Libye ou en mer, Samuel Nguembock préconise la poursuite de leurs relais européens. "Il y a un énorme enjeu financier derrière ces migrations. Les passeurs africains ont des réseaux en Europe, des gens qui les aident. C'est là que les Etats doivent et peuvent agir, avec leurs services de renseignements, insiste-t-il. En démantelant leurs soutiens européens, on affaiblit leur organisation et donc leur force.

Renforcer la coopération entre l'Afrique et l'Europe

Chômage, guerre, pauvreté... "Si les migrants ne vivaient pas dans de telles conditions, les migrations seraient beaucoup moins nombreuses", rappelle le chercheur Samuel Nguembock. "Les Etats européens doivent renforcer leurs investissements en Afrique, pour que les pays puissent se développer et se stabiliser. Gérer les problèmes en amont permettrait de limiter le nombre de migrants, et d'éradiquer le business des passeurs."

Autre point de discussion, le renforcement des contrôles et de la sécurisation des frontières sur les deux rives de la Méditerranée, pour empêcher les passeurs de se déplacer : "L'Europe n'est toujours pas d'accord sur la finalité de ces mesures, notamment sur sa politique commune de défense. L'opération Triton mise en place en 2014 sécurise bien les frontières européennes, mais pas au-delà des eaux territoriales", regrette Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Schuman, interrogé par francetv info.

"Pour pouvoir agir militairement en Afrique, ajoute Samuel Nguembock, il faudrait une autorisation de la Libye ou une résolution de l'ONU, mais l'UE manque de coopération. L'Italie, qui fait face à l'arrivée de nombreux migrants venant d'Afrique, a beaucoup d'intérêts à agir, mais la Suède en a beaucoup moins ! C'est dans ce sens que les décisions sont aussi politiques, et que c'est aux Etats-membres d'agir."

Régler l'après-Kadhafi

Au delà des mesures d'urgence proposées par l'UE, et d'une nécessaire cooopération avec l'Afrique, la situation des passeurs est surtout due à l'instabilité qui règne en Libye.

"Après avoir renversé la dictature de Kadhafi, il aurait fallu réfléchir à l'après. Pour limiter le départ des migrants et le trafic des passeurs, il faut comprendre le contexte de cette situation, tonne Jean-Dominique Giuliani. Il faudrait d'abord penser à stabiliser la Libye, pour éviter que les filières de passeurs continuent de grossir."

Dans une interview sur Europe 1Sandro Gozi, le secrétaire d'Etat italien aux Affaires européennes, a d'ailleurs répété que la Libye était la source du problème, dans la mesure où "81% des flux migratoires clandestins passent par la Libye". Et ce responsable italien de regretter "la négligence avec laquelle l'Europe a traité la question libyenne" après la chute du régime de Kadhafi, en 2011.

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